Critique de “Lévy oblige”, de Thierry Lévy

L’avocat Thierry Lévy se demande dans quel sens il est juif.  Il y répond pour se défendre d’un a priori que son nom pourrait susciter. Il précise qu’il « ne pratique aucune religion, ne respecte aucune tradition, ne fait partie d’aucun groupe, d’aucune coterie, d’aucun réseau ». Il n’autorise personne à parler à sa place et refuse l’embrigadement. Il se considère comme juif dans le regard de l’autre. Il eût été « déportable » sous Vichy en dépit de son regard sur lui-même et de son absence d’affinité avec la judeité. C’est la conception sartrienne, dont il dit qu’elle eut un effet bienfaisant le jour où il la découvrit. Mais  c’est une  définition par défaut. Elle fait l’impasse sur la réalité d’un peuple, d’un système de pensée, d’une religion et d’une vision du monde qui persiste depuis l’Antiquité.

Thierry Lévy se croit obligé de se justifier d’être en dehors du judaïsme en critiquant ceux qui sont en dedans.  Il a ses idées sur le communautarisme, l’identité, la nation, la vie en société et bien d’autres choses encore. Il pense légitime de stigmatiser la double allégeance de ses concitoyens juifs, d’attaquer l’Etat d’Israël  et l’unicité de la Shoah afin de donner de la consistance à sa posture.

« Lévy oblige »  est un ouvrage clair et documenté, mais c’est l’histoire de son auteur, mais pas celle des quinze millions de Juifs à travers le monde, dont six millions en Israël dont il ne partage ni la langue, ni les références ni la sensibilité. Descendant d’une famille juive convertie au catholicisme, se sentant « chez soi dans une église », il n’a pas science infuse pour savoir comment fonctionne un juif « communautaire ». Il a beau se défendre de ne pas être le Lévy que l’ont croit, ses thèses sur la disparition de l’antisémitisme sont glaçantes pour ceux qui se veulent porteurs de la judéité et qui le vivent au quotidien.  Ses attaques contre Israël sont détestables et passent sur la judéophobie comme si c’était un détail.

Thierry Levy va au-delà de son propos initial, consistant à se distancier d’une communauté à laquelle il lui arrive d’être associé malgré lui. Il fait une attaque en règle du « retour en force du conservatisme religieux », de la « fièvre identitaire associée au repli communautaire » et la « la persistance de la guerre en Palestine ». Il pontifie avec une logique inflexible et assassine. Il est méprisant envers une culture et une histoire dont il ignore à peu près tout malgré les miettes qu’il puise dans des lectures ciblées pour la circonstance. Il prétend refuser se laisser réduire à ses origines sous prétexte de conserver sa « complexité »

Une approche du judaïsme

Le judaïsme est une construction intellectuelle d’une complexité telle qu’aucune vie humaine ne suffirait pour en faire le tour. S’y frotter est une démarche élitiste, un exercice réservé à une minorité. La majorité des juifs savent confusément que la connaissance en profondeur du judaïsme n’est pas à leur portée. Ils s’en remettent alors à “Khazal” (littéralement: “nos sages, bénie soit leur mémoire”, car dans le judaïsme on ne s’en remet jamais directement à Dieu, pour dégager des règles de vie, qu’ils suivent avec plus ou moins de cohérence. Il faut se garder d’évaluer cela à partir d’une grille de lecture courante, parce que dans le judaïsme il n’y a pas de dogme au sens chrétien du terme. Il y des présomptions, des intuitions, des raisonnements, voire des visions, mais tout relève de la parole de l’homme, et est donc faillible, perfectible et amendable. Aucun érudit juif ne dira jamais autre chose. Un jour, un de ces érudits, Marc-Alain Ouaknine, a, lors d’un débat télévisé, ouvert la discussion avec à peu près ces mots : “je suis juif, philosophe, rabbin et athée, Dieu merci”. Les juifs préfèrent en général passer sous silence ce genre de dialectique parce qu’elle prête à confusion, mais pour les non-juifs il est édifiant d’aborder la question juive sous cet angle, sans quoi ils empruntent un mode de pensée qui plombe d’emblée toute potentialité de compréhension.

Le judaïsme s’est distingué dès l’Antiquité par une démarche originale consistant à écarter l’idée que Dieu pouvait être matériel, temporel, palpable ou visible sous quelque forme que ce soit. Le terme “religion” n’existe pour ainsi dire pas en hébreu (“Dieu” non plus, d’ailleurs, qui n’est qu’une francisation de Zeus), et on ne lui a trouvé d’équivalent approximatif que récemment. Le monothéisme tel que le propose le judaïsme ne postule pas à proprement parler l’existence de Dieu. Il dit surtout ce que Dieu n’est pas. Le tétragramme YHWH peut, parmi les multiples interprétations, être compris comme verbe, mais pas comme substantif. Ce vocable n’est donc pas l’invocation d’une substance, mais plutôt de quelque chose d’indescriptible, d’imprononçable et d’indicible, une manière d’exprimer l’unicité du monde et la stupéfaction qu’il y ait quelque chose plutôt que rien.

Les nombreuses interprétations de l’incipit de la Thora relatant la création du monde sont fascinantes. Dans la Kabbale, les concepts “Dieu” et “Nature” sont parfois interchangeables, idée reprise et développée par Spinoza pour étayer sa vision du monde. Maimonide dit sans ambiguïté dans son “Guide des Egarés” que toute représentation imagée de Dieu (la présence de Dieu, la main de Dieu, la colère de Dieu, etc..) doit être prise au sens métaphorique. Les anges seraient des rêves, les visions des hallucinations, les miracles des expressions de la nature, etc… Il ne s’agit donc pas de manifestation divine au sens littéral, mais bien d’une intuition selon laquelle tout fait partie de tout, qu’il n’y pas de vide, et que tout étant lié, tout relève de Dieu. Cet exercice de haute voltige intellectuelle n’est pas à la portée de tous, alors des simplifications et de rites ont été conçues à l’usage du commun des mortels.

Le judaïsme mais ne saurait servir de caution aux théologies monothéistes élaborés par d’autres que les juifs. Certains rabbins doutent de la nature monothéiste du christianisme . Il y a moins de doute au sujet de l’Islam, plus proche du judaïsme. Un juif pratiquant peut donc prier dans une mosquée, mais pas dans une église.

Le Talmud dans son acception de jurisprudence est proche du système juridique moderne. Combien de gens se retrouvent-ils dans la complexité de la loi ? Des milliers de décisions sont prises par les parlements, documentées ensuite sous forme de tonnes de pages à destination des divers domaines d’application. Comment, par exemple, en arrive-t-on, à partir de l’interdit de l’homicide à envoyer des gens en prison, à en acquitter d’autres, et à en légitimer d’autres encore? Quel consommateur sait-il avec précision comment il convient que tel produit au supermarché soit emballé pour être conforme à la loi? Sur quoi se base-t-on pour accepter l’obligation de boucler sa ceinture de sécurité en voiture? Réponse: il y a des experts formés pour en juger, qui débattent et tranchent au nom de la collectivité. La démarche du Talmud est de même nature, à cette exception près: la beauté et la force du texte fondateur sur lequel il repose: la Thora.

Bernard Henri Lévy dit qu’il n’y a pas beaucoup de livres vraiment universels. Il pense qu’il y en a quatre ou cinq, et cite en premier lieu la Thora (en deuxième “De la Nature”, de Lucrèce, fondement de l’athéisme moderne).

Dernièrement je voyais une interview d’Elie Wiesel réalisée dans les rues de Brooklyn, où, avec son accent inclassable mais avec sa maîtrise absolue du verbe il répondait à la question “croyez-vous en Dieu?”. Il disait quelque chose de magnifique. Je ne me souviens pas au juste des mots, mais c’était quelque chose comme ” je ne sais pas… oui… non… je ne sais pas… mais quand je pense à mes parents, mes grands-parents, à toute cette souffrance, à tout ce passé, à toute cette civilisation, alors, non, décidément non, je ne peux pas leur faire ça”.

Les juifs n’ont jamais reproché aux païens d’être païens. L’impénétrabilité des juifs au paganisme, en revanche, posait aux empires de l’Antiquité plus qu’une préoccupation doctrinale : c’était une question politique. Les assyriens, grecs, romains et arabes qui ont buté sur ce problème voulaient non seulement assujettir les juifs mais briser leur assise spirituelle. L’inverse n’est pas vrai: les juifs n’étaient ni conquérants ni prosélytes et ne cherchaient à convaincre personne. Il y a quelque chose d’analogue dans la situation d’Israël d’aujourd’hui. Ce qui dérange les barbares modernes n’est pas une question territoriale: c’est une question de civilisation.

Il y eut au fil du temps des juifs qui voulurent faire la synthèse entre Athènes et Jérusalem, mais ils échouèrent tous. Moïse Mendelssohn, talmudiste, juif pratiquant et philosophe majeur du dix-huitième siècle, ami de Frédéric le Grand et de Kant, novateur de la langue allemande, fut à l’origine de la ” Haskalah “, l’équivalent juif des Lumières. Lui-même juif orthodoxe, il recommandait cependant à ses coreligionnaires d’être à l’avenir ” juif à la maison, citoyen dans la rue “, en d’autres mots: laïcs. Deux générations plus tard, ses descendants étaient chrétiens, y compris son petit-fils Félix Mendelssohn, à qui on doit une œuvre imposante de musique d’église. La tradition juive ignore Moïse Mendelssohn, pourtant immense penseur ayant marqué son époque, mais pas le judaïsme. Comme Spinoza, Marx, comme Freud, comme Einstein.. Produits par le judaïsme, mais épanouis à leur manière en dehors.

Tout au long de l’histoire les rabbins furent circonspects quant aux conversions, en insistant qu’il était impératif que les adeptes fissent cette démarche en passant par l’étude de la Thora, et non par des professions de foi. La foi est un mot creux dans le judaïsme. Un non-juif qui veut se convertir sous prétexte d’une révélation est perçu comme un illuminé, un original ou un idolâtre. Le judaïsme est un mode de pensée pour certains, un mode de vie pour d’autres, mais dans tous les cas de figure le judaïsme se confond avec un peuple, qui comme tout les peuples se transmettent les traditions d’une génération à l’autre. Ce peuple ne cherche pas à faire des adeptes, or c’est bien pour cela que l’Etat d’Israël, pourtant indissociable du judaïsme, a été construit par un mouvement nationaliste: le sionisme. Celui-ci se réclamait non pas d’une religion mais bien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les juifs pratiquants n’ont rallié le mouvement sioniste que dans un deuxième temps.

Le prosélytisme est essentiel pour chrétiens et musulmans, qui pensent qu’il est de leur devoir de répandre  leur foi. Ni l’Islam ni le christianisme ne se conçoivent sans cette démarche, et même quand les fidèles renoncent à la violence ils ne renoncent pas au désir de convaincre. Le passage au christianisme comme à l’Islam est avant tout un acte de foi. On peut être ignorant ou illettré, le principal étant de croire. Le judaïsme ne connaît pas de démarche comparable à l’évangélisation ou à l’islamisation. Il peut faire œuvre de civilisation, mais uniquement en essaimant de manière passive. Il n’y eut jamais de prêcheurs juifs exhortant non-juifs à les suivre. Il s’agit d’une culture introvertie qui privilégie l’écriture, l’abstraction et l’étude. Jésus, lui-même juif pratiquant, n’a remis en cause ni le judaïsme ni ses préceptes, ni la Thorah ni son appartenance à la nation juive. Il reprochait seulement à ses concitoyens juifs de ne pas être suffisamment rigoureux par rapport à la Thora.

Section “Christianisme” dans Wikipedia: “D’après les évangiles, Jésus ” n’est pas venu abolir, mais accomplir » les Écritures. La perspective jésuanienne est donc celle d’un accomplissement de la foi juive, dans une interprétation particulière à Jésus lui-même, et non la création d’une nouvelle religion : Jésus, les apôtres, Marie la mère de Jésus, tout le groupe primitif était juif. Cette perspective se retrouve dans de nombreuses phrases de Jésus rapportées par les évangiles ; ainsi, les consignes données aux disciples de s’adresser “aux brebis perdues d’Israël” (Matth. 10:6), et non aux païens.”

Du point de vue du judaïsme, donc, Jésus fut un vrai juif mais un faux messie. C’est Paul de Tarse qui, bien après la mort du Christ et sans jamais l’avoir rencontré, a conçu une nouvelle religion en s’adressant au monde, rendant caducs le caractère national du judaïsme et beaucoup de préceptes de la Torah.

On peut n’être ni croyant ni pratiquant tout en étant attaché à la tradition juive. On peut se référer à la Thora et au Talmud sans y attacher de notion de sacré, à moins que l’on considère que la culture soit chose sacrée. On peut être athée sans connotation militante parce que raison et religion ne sont pas en concurrence, mais à des niveaux de conscience différents.

La Thora est une source inépuisable de réflexion et a inspiré tous les grands courants de la pensée occidentale jusqu’à nos jours. L’athéisme juif est une approche dénuée de rituel tout en considérant l’Ancien Testament comme Texte Fondateur, ciment et raison d’être du peuple juif. C’est une réalité vécue par beaucoup de juifs, mais plus particulièrement en Israël, où cela se traduit par la l’omniprésence de la Thora dans la culture, quelles que soient les obédiences philosophiques, spirituelles ou politiques. Pour intégrer cela il convient de faire la distinction entre la Torah comme texte de référence et la Torah comme objet religieux, tout comme on peut se référer à l’Iliade ou l’Odyssée sans croire aux dieux de l’Olympe.

Translate »