J’avais dix-sept ans quand je rencontrai Arielle, et elle dix-huit. J’étais en quête non pas d’amour mais d’intelligence, alors c’est tout naturellement qu’elle m’éblouit dès les premiers instants. Disposant d’une perspicacité redoutable, elle voyait, comprenait et anticipait tout chez ses interlocuteurs, si bien que ceux-ci ne pouvaient qu’entériner ce mélange subtil d’intuition et de raison.
C’était une jolie fille, une brune aux longs cheveux bien avant la mode des brunes aux cheveux longs. Elle était mince et menue, et avait une manière effacée de se servir de son corps, qu’elle déplaçait avec une délicatesse qui tenait un peu de la danse. Tout dans son allure, sa voix, sa virtuosité verbale, me charma dès les premiers instants.
Elle était d’un abord facile, et prenait un intérêt réel à converser. Cela engageait à poursuivre, mais au bout d’un temps, variable mais généralement assez court, elle dressait un barrage aussi opaque qu’imprévisible, et son intérêt s’évaporait. Elle était par ailleurs d’une drôlerie irrésistible : sans jamais s’esclaffer elle était hilarante, pratiquant l’ironie et la dérision avec un art consommé. Elle abordait les situations les plus courantes sous un angle tellement inattendu, mais qui semblait d’une telle justesse après-coup, qu’on se demandait pourquoi on n’avait pas été capable de s’en apercevoir soi-même. Elle avait aussi la particularité de parler très vite, mais son débit – affolant pour tout le monde – était un véritable régal pour moi. C’était un moulin à paroles développant des idées dont la cohérence n’était jamais prise en défaut. En dépit de ce qui eût pu être perçu comme une forme de logorrhée je ne trouvais jamais qu’elle en disait trop.
Je suivais ses propos comme un feuilleton dont on ne se lasse pas. Elle suscitait une envie irrésistible de répliquer. Il lui suffisait d’émettre une remarque un rien singulière pour déclencher des échanges infinis. Tour à tour enjouée, nostalgique ou sombre, il lui arrivait de passer d’un registre à l’autre sans transition. Cela pouvait être déroutant pour qui n’en saisissait pas l’enchaînement, mais moi je m’y retrouvais.
Tout au long de notre histoire les livres accompagnèrent nos échanges. Lire était pour Arielle aussi naturel que respirer, et en tout cas plus que manger. Elle était insatiable pour tout ce qui relevait du vocabulaire, de l’orthographe et de la syntaxe. Elle avait en permanence plusieurs ouvrages en cours de lecture, lisait à toute occasion, et avait toujours un volume dans son sac. Elle me relançait souvent par un mot, une référence ou une citation qui me mettait en alerte. Je me sentais tenu de lire ce à quoi elle avait fait allusion, même si elle avait la manie gentiment perverse de minimiser son rôle après-coup, jouant à l’étonnée devant ma précipitation.
Alors que je l’avais perdue de vue depuis longtemps, elle m’écrivit soudain d’Irlande, où étaient apparus les premiers symptômes d’un mal distingué mais profond. Elle avait décidé de perdre du poids, et, kilo après kilo, basculait dans l’anorexie. Obsédée par la nourriture, la moindre ingestion entraînait une culpabilité dont elle ne se débarrassait qu’à force de vomissements. Parfois elle craignait d’avoir grossi sans avoir absorbé la moindre nourriture et courait les pharmacies en quête des balances, mais sans que cela la rassure parce qu’elle soupçonnait les pharmaciens de ne pas les calibrer. Elle avait ainsi perdu la notion de son propre volume, ne se trouvant jamais assez mince alors qu’elle était devenue squelettique.
Juste avant de mourir de maigreur, elle m’envoya un message pour m’annoncer qu’elle s’était cherchée toute sa vie, alors que moi je l’avais trouvée dès les premiers instants.