Ce qui rend un texte universel, que ce soit la Bible, « Le Roi Lear » ou « La Princesse de Clèves » c’est peut-être la quantité infinie d’interprétations auxquelles il peut donner lieu sans qu’il y ait contradiction. Chaque époque et chaque culture peut inventer un nouveau décodage tout en ne remettant pas en question les exégèses antérieures. celles-ci ne s’excluent donc pas les unes les autres mais s’ajoutent en couches successives qui génèrent un corpus indépendant de l’auteur.
Au premier degré la lecture de « La Princesse de Clèves » demande que l’on prenne en compte l’époque où l’ouvrage a été écrit. Les péripéties ne sont pas convaincantes et suscitent peu d’émotion parce qu’elles évoquent plutôt un conte de fées qu’une histoire peuplée d’êtres humains. Les sentiments des protagonistes, leurs réactions, leurs phobies, ne sont compréhensibles qu’à condition que l’on adhère à la convention qui veut que les personnages soient entiers et stables. C’est selon cette logique que se déroule l’intrigue, qui ne réserve donc aucune surprise. Chacun des personnages est dans son rôle, prisonnier de ses traits, et tout se passe comme si la partie était jouée d’avance et que personne n’avait de prise sur son enchaînement. Tout au long du récit il faut se redire qu’il y a des siècles entre la Princesse et nous, et qu’on s’y attarde parce que le livre fut novateur par sa forme lors de sa publication. Sinon on risque de conclure que l’histoire est mièvre, invraisemblable et naïve, et qu’un lecteur moderne n’a à s’y attarder que dans la mesure où il s’intéresse à l’histoire de la littérature.
C’est l’histoire d’une jeune aristocrate formée par l’éducation stricte de sa mère, qui lui enseigne que les charmes de l’amour sont autant de pièges dont il faut se garder afin de conserver sa vertu. La jeune fille applique ces préceptes à la lettre et ne laisse jamais ses pulsions s’emparer de son corps. C’est donc sans amour qu’elle épouse le Prince de Clèves tout en se sentant tenue de lui être d’une fidélité à toute épreuve. Sa conscience lui dicte que même ses pensées les plus intimes doivent lui être confiées. Le moment venu elle pousse la droiture jusqu’à lui avouer son penchant pour un soupirant, le Duc de Nemours. Le Prince de Clèves est pour sa part l’homme d’une seule femme, et meurt de chagrin en apprenant par la bouche même de son épouse que celle-ci l’a trompé, bien qu’uniquement en pensée.
Devenue veuve, la Princesse résiste cependant aux sollicitations du Duc de Nemours alors que rien ne les empêche de vivre leur passion. Mais elle est d’avis qu’ils tomberaient dans la banalité du mariage mondain après s’être aimés de manière si parfaitement platonique. Forte de ce que lui a enseigné sa mère elle doute d’ailleurs de la constance future du Duc de Nemours malgré ses promesses d’amour éternel. Elle pense aussi qu’étant impliquée dans la fin tragique du Prince de Clèves elle ne saurait refaire sa vie avec lui. Au lieu de cela elle choisit de se retirer de la vie de Cour pour se racheter par une existence plus austère mais vertueuse.
Le narratif est confondant pour notre époque, mais on peut aussi faire de « La Princesse de Clèves » une lecture différente. Il suffit de supposer que Madame de Lafayette pourrait avoir écrit le contraire de ce qu’elle a pensait, laissant au lecteur le soin de décrypter le récit. On peut penser que l’auteure savait parfaitement que personne ne se comportait dans la vraie vie comme ses héros. Que le Prince de Clèves n’était l’homme d’une seule femme que parce qu’il était d’une jalousie pathologique. Qu’il terrorisait son épouse de manière tellement lancinante qu’elle finissait par lui avouer ses pensées adultères. Qu’en réalité elle le faisait pour imprimer un tournant à sa vie qu’elle détestait. Qu’elle manipulait son entourage et méprisait les hommes. Qu’elle conquerrait sa liberté en provoquant la mort de son mari tout en n’épousant pas son soupirant. Que celui-ci n’avait servi que d’instrument pour arriver à ses fins. Qu’elle avait berné tout le monde y compris sa mère pour finir par vivre selon son goût une fois les gêneurs écartés et son indépendance assurée.
On peut penser que la Princesse de Clèves et Manon Lescaut sont les deux faces d’une même fesse.