La volonté selon Yeshayahu Leibowitz

Le concept d’impératif catégorique du philosophe Emmanuel Kant consiste à proposer à l’homme une conduite morale basée sur la raison de manière à que l’on puisse la poser en règle universelle, et donc fonder la loi sur base d’un consensus. Mais Yeshayahu Leibowitz, penseur du judaïsme, philosophe et scientifique, objecte que tout en acquiesçant à ce principe l’on ne peut faire l’impasse sur la volonté humaine, parce que celle-ci défie les lois de la Nature et donc celles de la raison. Il pense donc que l’homme ne fait pas partie de la Nature justement parce qu’il est capable de dissocier sa volonté de sa raison.

En physique il n’y a pas d’effet sans cause, or la volonté humaine n’est pas soumise à cette règle. Elle marque au contraire un coup d’arrêt à la causalité. C’est une phénomène unique dans la Nature, parce que depuis l’atome jusqu’aux galaxies, rien dans le cosmos, aussi complexe soit-il, n’exprime de volonté. Il est donc d’après Leibowitz impossible de comprendre la véritable nature de la volonté humaine.

Les animaux sont capables de réfléchir, d’éprouver de la souffrance – et même de la souffrance psychologique – mais ne font jamais que réagir. L’écart entre intelligence humaine et animale n’est pas forcement à apprécier sous l’angle quantitatif (il y a des animaux qui ont des facultés cognitives supérieures à celles de l’homme), mais sous celui de l’aptitude à vouloir. L’homme, en plus de la faculté de comprendre, est capable de vouloir sans tenir compte de ce qu’il comprend. Entre les deux il n’y a aucun lien de cause à effet ni aucun rapport à la réalité.

Tout homme connaissant et comprenant la pertinence de l’impératif catégorique de Kant peut tout aussi bien décider de s’y soustraire. La morale kantienne ne s’impose donc en rien du point de vue de la nécessité, parce qu’il est impossible de démontrer que la morale émane de la Nature. Au contraire, l’homme échappe au déterminisme en manifestant sa volonté, que ce soit en harmonie avec la Nature ou pas. Il n’exerce pas sa volonté en réaction à quelque chose, mais cause au contraire quelque chose à se produire de par sa volonté. L’homme est donc en quelque sorte cause première de soi-même, y compris de son caractère, même si cette formule ne fait qu’éluder ce qui est en fait une énigme.

Décision et volonté sont synonymes dans un certain sens. Sans volonté l’homme ne serait pas en mesure de décider, parce que décider c’est l’antithèse de conclure. Le propre d’une conclusion est du même ordre que la science, qui est la seule chose qui soit véritablement universelle parce que subordonnée à la Nature. La science n’engage à rien d’autre qu’à comprendre. Elle s’impose d’elle même, ce qui signifie qu’il n’y a là rien à décider. Ce qui caractérise la décision humaine c’est justement ce prodige qui consiste à ce qu’elle se manifeste sans mobile.

On peut donc en conclure que tout ce qui est spécifiquement humain relève paradoxalement de l’irrationnel.

Le Dieu des religions

Le Dieu des religions repose sur une croyance qui par définition est indémontrable. Cependant il est possible d’établir que même si ce Dieu existe, il n’intervient pas dans le monde. Au plan pratique cela signifie qu’il faut apprécier tout commandement attribué au Dieu des religions comme étant d’origine humaine, parce qu’aucun homme ne peut démontrer qu’il est le porte-parole de ce Dieu-là. Ce n’est donc pas Dieu en tant que concept qui est en question, mais ses émissaires présumés. Dans le judaïsme ce sont les prophètes de la Bible qui sont censés établir un canal de communication entre Dieu et le commun des hommes.

Ces prophètes sont des mystiques, or le mysticisme relève d’un syndrome neurologique qui suscite des visions, des éblouissements ou des rêves éveillés. Ils peuvent entendre des voix, ou éprouver des émotions intenses telles que tristesse profonde ou joie infinie. Ces états sont conditionnés par des péripéties chimiques du cerveau que l’on peut provoquer expérimentalement par l’administration de drogues ou en soumettant le corps à des contraintes telles que privation de sommeil ou jeûne.

Cela n’enlève rien à l’authenticité de l’expérience mystique, mais ce qu’il faut savoir c’est que ces intervalles hallucinatoires ne reflètent jamais que la réalité du monde, bien que remaniée par l’imagination. Par exemple, quand un mystique voit un cheval ailé cela implique qu’il sait ce que c’est qu’un cheval et ce que sont des ailes, mais qu’en état de transe son imagination peut associer les deux comme il le ferait durant un rêve. Cependant aucun homme ne serait capable de se représenter – même en rêve – de cheval ailé s’il n’avait d’abord connaissance des éléments qui le constituent dans le réel.

L’idée de Dieu relève de la propension au sacré. Cette propension a notamment pour fonction de rassembler les hommes autour de valeurs communes et de susciter un sentiment d’appartenance. Mais l’homme est aussi capable de désacraliser l’objet sacré. Il y eut de tous temps des souverains adulés qui ont fini comme les derniers des criminels, et des civilisations entières qui ont disparu corps et biens. C’est apparemment pour éviter cela que le Dieu des religions monothéistes a été placé en lieu sûr de par une abstraction qui rend son caractère sacré plus robuste qu’une représentation matérielle.

La question de l’existence du Dieu des religions a des implications politiques, sociales, morales et psychologiques. Il ne s’agit pas d’un débat théorique, mais bien de déterminer si ce Dieu intervient dans le monde réel, directement ou à travers ceux qui se présentent comme ses envoyés, or il semble qu’il n’y ait à ce jour aucune recherche qui ait pu constater une intervention divine dans quel domaine que ce soit. Qu’il s’agisse de biologie, de chimie, de physique, d’astronomie ou de toute autre discipline, tout phénomène de la Nature semble – jusqu’à preuve du contraire – toujours relever de la causalité, c’est-à-dire de l’enchaînement de causes et d’effets, sans que rien ne vienne jamais infirmer cet enchaînement.

Il ne s’agit pas de contester la légitimité du sentiment religieux, qui est une réalité chez un grand nombre d’êtres humains. Mais tout comme l’amour, ce sentiment est subjectif et ne se laisse enfermer dans aucune norme. Il s’agit donc de reconnaître qu’il relève de l’intimité de chaque personne, qu’il peut différer d’un individu à l’autre, et ne peut donc fonder de règle imposable à tous. C’est pour cela que la séparation entre le Dieu des religions et l’Etat est une obligation pour tout système démocratique, ou seuls les dénominateurs vraiment communs peuvent fonder le droit.

Le ministre argentin ou l’arroseur arrosé

Il y a eu deux attentats anti-juifs majeurs en Argentine durant les années 1990. Le premier a atteint l’Ambassade d’Israël et fait 29 morts et 242 blessés, et le deuxième le centre communautaire juif de Buenos Aires, qui a fait 84 morts et 230 blessés.

La justice argentine n’a pas réussi à identifier les responsables à l’époque, mais au fil du temps de nombreuses pistes ont fini par remonter au Hezbollah, organisation terroriste d’obédience iranienne. En 2006 la justice argentine estimait avoir suffisamment de preuves pour pouvoir incriminer le gouvernement iranien lui-même et lancer un mandat d’arrêt international pour crimes contre l’humanité contre l’ancien président d’Iran Rafsandjani, des fonctionnaires iraniens et un terroriste du Hezbollah. Mais à ce jour aucun des responsables n’a pu être déféré à la justice.

Récemment l’Argentine a conclu un accord avec l’Iran en vue d’une coopération autour de l’enquête concernant l’attentat contre le centre communautaire juif. Les autorités israéliennes ont violemment réagi à cette nouvelle en arguant que cet accord revenait à demander à l’assassin d’enquêter sur son propre crime.

Le journal israélien Haaretz rapporte ce qui suit.

En apprenant la nouvelle, le Ministère des affaires Etrangères d’Israël a convoqué l’Ambassadeur d’Argentine pour exiger d’être tenu au courant de l’accord en question. Les israéliens sont en effet persuadés qu’étant donné les similarités entre l’attentat du centre communautaire juif et celui de l’Ambassade d’Israël, le Hezbollah est à l’origine des deux.

Le ministre argentin des Affaires Etrangères Hector Timerman a violemment réagi en convoquant à son tour l’Ambassadeur d’Israël Dorit Shavit à Buenos Aires. Il a accusé Israël de vouloir se substituer à la justice argentine sous prétexte que les victimes des attentats étaient juifs. Timerman s’est montré très en colère et a reproché à Israël tout au long d’un interminable monologue de se mêler des affaires intérieures d’Argentine. Il a vociféré qu’Israël n’avait aucun droit à des éclaircissements concernant l’attentat, parce que l’Argentine était un Etat souverain. Il a ajouté qu’Israël ne pouvait parler au nom du peuple juif et ne le représentait pas. Cette attitude était d’après lui de nature à alimenter l’antisémitisme, parce que si Israël se préoccupait ostensiblement du sort de juifs argentins cela pouvait suggérer que ceux-ci avaient une double allégeance.

L’ambassadeur israélien Dorit Shavit a laissé passer l’orage, et puis a répondu avec fermeté qu’en tant qu’Etat Juif Israël se sentait responsable dans un certaine mesure de la sécurité des juifs partout au monde, et traquait l’antisémitisme là où il se manifestait. Elle a rappelé que c’est en vertu de cela qu’Israël avait aidé les juifs à quitter l’Union Soviétique, d’Ethiopie et même d’Argentine à certaines occasions. Vous voyez ce que je veux dire, a-t-elle précisé, sous-entendant quelque chose que le ministre était supposé savoir.

En fait il s’agissait d’une allusion à l’origine juive du ministre lui-même, dont le père avait été arrêté en tant que journaliste de gauche et opposant au régime de la junte militaire qui dirigeait l’Argentine dans les années 1980. Il avait été incarcéré et placé en isolement total, mais finalement relâché grâce à l’intervention de l’Ambassadeur d’Israël de l’époque. Celui-ci avait conclu un accord avec la junte en vertu de quoi le père de Timerman pourrait quitter le pays et s’établir en Israël. Celui-ci y vécut pendant quelque temps et rentra en Argentine après la chute de la junte militaire.

Bizarrement, le ton a changé au bout de l’échange entre le ministre Timerman et l’Ambassadeur Shavit, qui se sont quittés en convenant que l’affaire allait désormais être gérée par les canaux diplomatiques appropriés.

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