Oscar Mandel ou l’art de ne pas être juif

Oscar Mandel est un dramaturge, essayiste et poète américain né en 1926 à Anvers, en Belgique. Il a récemment publié un pamphlet intitulé « Etre ou ne pas être juif » où il règle ses comptes avec ses origines. Il considère que son ascendance juive ne le définit en rien, mais ressent néanmoins le besoin de signaler son malaise face à ce qu’il ressent comme des pressions communautaristes qui lui dénieraient le droit de se défaire de sa judéité. Mais qui peut croire qu’il y a en Amérique des escadrons d’activistes qui ratissent le pays pour remmener les brebis juives égarées? Qui force Mandel à aller à la synagogue, à émigrer en Israël ou à s’intéresser aux sources juives? En réalité cela doit être une obsession qui le pousse à se rappeler au bon souvenir du monde juif pour lui signifier qu’il se rebiffe de quelque chose que personne ne lui demande et pour clamer une innocence de ce dont personne ne l’accuse. En d’autres mots, il est atteint d’un syndrome connu sous le terme de haine de soi, affection consistant en un mélange subtil d’intellectualisme masochiste et de crétinisation rampante. Il n’est pas le seul à souffrir de ce dérèglement de l’âme, qu’il partage avec des esprits aussi distingués qu’Edgar Morin ou Noam Chomsky, brillants intellectuels par ailleurs.

Mandel tient à marquer une différence qui n’intéresse pas grand-monde, mais se pose également en théoricien de l’antisémitisme en mettant en évidence ce qui d’après lui aurait permis de l’éradiquer depuis longtemps. Il estime qu’il aurait mieux valu pour les juifs de se faire baptiser dès l’avènement du premier Empereur chrétien à Rome, ce qui aurait rendu les chambres à gaz sans objet dix-sept siècle plus tard. Il avance que si les juifs s’étaient fondus aux chrétiens dès les origines, Hitler ne se serait pas souvenu d’eux, ce qui est d’une imparable logique puisqu’on ne saurait tuer ce qui ne vit pas. Il regrette que les juifs aient résisté aux vents et marées de l’Histoire et raté les occasions de se saborder. Même lors de la Révolution française, déplore Mandel, quand les juifs sont devenus citoyens à part entière, ils n’ont pas eu la lucidité de balayer leur judaïsme vers les oubliettes de l’Histoire.

Mandel pense qu’en s’entêtant à perpétuer le judaïsme, les juifs ont aussi perpétué les pogroms, les persécutions, les migrations, les exactions et les avilissements, ce qui a abouti à la Shoah. Il en conclut que bien que les nazis aient été des criminels, ce sont les juifs qui en portent la responsabilité parce qu’ils n’ont pas eu le bon goût de se rendre inexistants en temps utile. Les allemands avaient d’ailleurs selon Mandel été plutôt conciliants à l’époque de la promulgation des lois raciales de Nuremberg: ils avaient en effet été assez délicats pour consentir à ce tout juif ayant au moins deux grands-parents non-juifs échappe à la déportation.

Les historiens de la Deuxième Guerre Mondiale s’accordent généralement pour estimer que celle-ci a causé environ cinquante millions de morts civiles. Mais il faudrait demander à Mandel un complément d’explication quant à l’effet qu’aurait pu avoir une assimilation préalable des juifs. Par exemple, estime-t-il qu’il y aurait eu quarante quatre millions de morts au lieu de cinquante ? Mais alors il faudrait se demander pour quelle raison ces quarante quatre millions ont malgré tout été exterminés, étant donné qu’ils n’étaient pas juifs. Conformément au délire de Mandel il aurait sans doute fallu que les victimes soviétiques ne fussent pas soviétiques, que les tziganes ne fussent pas tziganes, que les homosexuels ne fussent pas homosexuels, que les handicapés ne fussent pas handicapés, et ainsi de suite. Il ressort ainsi de la doctrine Mandel que si le monde entier avait été nazi en 1940 il n’y aurait pas eu de guerre mondiale, ce qui est d’une cohérence lumineuse. Dans le même ordre d’idées, on peut extrapoler cette analyse à d’autres conflits, et suggérer que les incas avaient eu tort d’être incas, les aztèques d’être aztèques, le arméniens d’être arméniens, les tutsis d’être tutsis, etc..

Le pamphlet de Mandel est d’un bout à l’autre une charge haineuse contre la religion juive. Il considère qu' »un juif qui ne veut pas allumer son ordinateur le jour du Sabbat à New York, Londres ou Paris détonne étrangement avec son monde ». Il ne trouve en revanche rien d’étonnant ni de détonnant à ce qu’aux Etats-Unis 80 pourcent de la population se réunisse régulièrement dans des édifices consacrés pour vénérer un juif mort en Judée il y a deux mille ans, dont ils croient qu’il était le fils de Dieu. Mandel ne doit pas ignorer qu’il y a en Amérique une certaine hostilité vis-à-vis de l’athéisme, qui est un courant minoritaire, et dont aucun adepte comme Mandel ne saurait prétendre à être élu Président. On peut donc s’interroger sur le point de savoir pourquoi il ne s’applique pas à lui-même sa théorie comme quoi toute minorité, aussi inoffensive soit-elle, a l’obligation civique de se convertir à la majorité. Mais d’un autre côté il n’est pas clair comment en tant qu’humaniste il en vient à établir que la démocratie consiste à ce que les minorités n’aient pas de place au soleil. Mais après tout il a peut-être inventé le concept de démocratie totalitaire, ou tout le monde est égal à condition que personne ne soit différent. Il serait par ailleurs intéressant de savoir si d’après lui les minorités autres que juives en Amérique ou en Europe ne devraient pas aussi cesser de célébrer leurs rites ou cultiver leurs traditions, droits qui sont quand même centraux dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, mais dont Mandel n’a peut-être jamais entendu parler.

Ce que Mandel passe sous silence dans son opuscule, c’est qu’il y a aujourd’hui environ treize millions de juifs qui se revendiquent comme tels, mais dont une grande partie se situe en dehors de la religion. Qu’ils sont juifs par leurs traditions, leur langue, leurs fêtes et l’attachement au corpus biblique et à ses commentaires, dont ils s’inspirent d’une manière critique en sélectionnant ce qui est compatible avec la modernité. Que près de la moitié des juifs du monde sont citoyens de l’Etat d’Israël. Que le sionisme a été fondé par des agnostiques pour perpétuer le judaïsme en tant que culture. Qu’au cours du vingtième siècle une partie significative des juifs se sont explicitement réclamés du communisme, de l’athéisme et de l’antisionisme, dont l’Union générale des Travailleurs Juifs (Bund) fut l’une des incarnations les plus remarquables. Que les juifs communistes figurèrent parmi les principaux leaders de la révolution russe de 1917, mais dont même les meneurs les plus radicalement antireligieux tinrent à perpétuer l’identité juive au sein de l’URSS sous la forme d’une république juive autonome. En d’autres mots que l’histoire du judaïsme depuis le Siècle de Lumières démontre sans aucun doute possible que la notion du judaïsme en tant que culture est distincte du judaïsme en tant que religion, même si ces deux courants constituent la substance vive du peuple juif.

Mandel assure que l’Etat d’Israël a été créé à un moment de l’Histoire où c’était devenu inutile. Mais vers où étaient censés se tourner après la Shoah les centaines de milliers de juifs en déshérence qui avaient perdu leurs proches, leurs biens et l’espoir d’un monde meilleur après le carnage le plus effroyable de mémoire d’homme? Devaient-ils réintégrer l’Allemagne où circulaient en toute impunité complices et témoins de la Shoah? Devaient-ils revenir dans cette Europe libérée où les autorités les avaient traqués pour le compte de l’occupant nazi? Devaient-ils s’installer outre-mer, d’où ils avaient été refoulés alors qu’il était encore temps? Devaient-ils refluer vers cette Europe de l’Est verrouillée par la chape communiste où l’antisémitisme était devenu synonyme de raison d’Etat? Y avait-il pour ces rescapés de la Shoah un choix plus raisonnable, plus logique, plus conforme à l’Histoire que de rallier l’Etat Juif naissant, qui après une gestation de près d’un siècle voyait le jour avec la bénédiction de la Communauté Internationale ? N’étaient ce pas les juifs qui s’installaient ailleurs qu’en Israël qui passaient à côté de l’Histoire?

Mandel estime qu’il n’est pas trop tard pour résoudre le problème de l’antisémitisme. A la lecture de son essai on découvre que la solution finale consisterait à ce que les juifs se diluent dans l’espèce humaine au point de ne plus être identifiables. On pourrait même organiser un autodafé comme au Moyen-âge pour supprimer les sources culturelles juives et veiller à ce qu’aucune trace ne subsiste de cette civilisation trois fois millénaires. Le génie de Mandel fait que l’on peut réduire sa recommandation en une formule à la fois concise et profonde, qui revient à ce que pour mettre un terme à l’antisémitisme, il faut mettre un terme aux juifs.

Il fallait y penser.

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