Réflexions sur les Réflexions sur la Question Juive de Sartre

« Réflexions sur la Question  Juive » est un essai publié en 1946 par Jean-Paul Sartre qui a souvent été décrié dans des milieux juifs parce que ceux-ci estimaient que sa définition du juif était par trop sommaire et manquait de profondeur.

D’après cet ouvrage le juif est un homme que les autres tiennent pour juif[1], et n’a donc pas de consistance autre que celle que le regard d’autrui lui confère. Sartre pensait que ce n’était ni leur passé, ni leur religion, ni leur sol qui unissaient les fils d’Israël, et que bien que le juif  fût parfaitement assimilable, il se définissait comme celui que les nations ne voulaient pas assimiler.Pour mettre un terme à l’antisémitisme ce n’était donc pas le juif qu’il fallait changer, mais l’antisémite. Il estimait en effet que même dans les démocraties avancées les antisémites maintenaient un cordon sanitaire qui permettait certes aux juifs de participer à la vie publique, mais qui les forçaient néanmoins à rester juifs envers et contre eux-mêmes. Dans ses “Réflexions”, Sartre estime qu’il y a ainsi un antisémitisme latent même chez les esprits qui se veulent ouverts, et qu’on peut distinguer chez le démocrate libéral une nuance d’antisémitisme: il est hostile au juif dans la mesure ou le juif s’avise de se penser comme juif.

Il y a selon les « Réflexions » deux catégories de juifs: d’une part les authentiques qui subissent leur condition de paria avec stoïcisme, et d’autre part les inauthentiques qui cherchent a se fondre dans la masse, mais sans jamais y parvenir. Cette difficulté a s’assimiler n’est en réalité que partiellement vraie, parce que bien que le juif qui le désire n’y arrive pratiquement jamais de son vivant, deux ou trois générations plus tard l’assimilation est néanmoins accomplie. Quand bien même Montaigne, Cervantès ou Christophe Colomb auraient eu du sang juif dans leurs veines comme certains le pensent, la dilution en était telle que même les antisémites les plus sévères ne s’en sont jamais formalisés.

C’est ainsi que de nombreux juifs se sont assimilés depuis plus de trois millénaires, sans quoi l’on en dénombrerait dans le monde d’aujourd’hui beaucoup plus que les quelque treize millions qui se revendiquent comme tels. Des douze tribus de l’Antiquité, dix se sont mélangées aux assyriens. Avant même l’ère chrétienne, des juifs s’hellénisaient de leur propre initiative. Plus tard une grande partie fut christianisée ou islamisée, le plus souvent de force. L’erreur de Sartre est de ne pas avoir concédé – ou compris – qu’il y avait parallèlement aux candidats à l’assimilation des juifs aspirant de toute leur âme à pérenniser le judaïsme en tant que culture, langue ou religion, sans oublier le rapport particulier à la terre d’Israël. C’est donc la complexité d’une  conscience identitaire sans soubassement territorial qui a entretenu la singularité du judaïsme, et non pas l’antisémitisme, comme le pensait Sartre. Le fait est que les juifs ont de tous temps eu la possibilité de s’assimiler, et y ont même été incités ou contraints. Mais il y eut aussi toujours un noyau dur qui s’y refusait de manière irréductible en considérant que s’assimiler revenait à choisir une solution de facilité au prix d’un reniement.

L’on peut comprendre à quel point la réduction du juif à une dimension sartrienne  peut être frustrante, voire blessante,  pour des juifs porteurs d’une spiritualité datant d’avant les grecs, d’avant la chrétienté et d’avant l’Islam. Mais cela n’empêche pas les « Réflexions » de relever d’une perspicacité et d’une finesse exceptionnelle pour tout ce qui concerne la psychologie du juif inauthentique et aussi celle de l’antisémite, que Sartre dépeint comme un lâche que ne veut pas s’avouer sa lâcheté.

Sartre représente le juif inauthentique comme un homme que les autres tiennent pour juif et qui a choisi de fuir devant cette situation insupportable.  Il joue à ne pas être juif  parce qu’il se sait regardé et prend les devants. Partout où il s’introduit pour fuir la réalité  juive il sent qu’on l’accueille comme juif et qu’on le pense à chaque instant comme tel. Quoi qu’il fasse, le juif inauthentique est habité par la conscience d’être juif. Il affirme qu’il n’est qu’un homme parmi d’autres, comme les autres, et pourtant se sent compromis par l’attitude du premier passant si ce passant est juif.

De nos jours encore, beaucoup d’intellectuels pourraient correspondre à la définition du juif inauthentique. Thierry Levy, avocat et écrivain notoire, a publié il y a quelques années un ouvrage intitulé  « Levy Oblige » dont l’objet est d’asséner à longueur de page qu’il n’est juif en rien, d’autant plus qu’il dit se sentir « chez soi dans une église », encore qu’il martèle qu’il « ne pratique aucune religion, ne respecte aucune tradition, ne fait partie d’aucun groupe, d’aucune coterie, d’aucun réseau », et enrage quand on lui prête des opinions sur base de son seul patronyme. Mais dans son ouvrage il va au-delà de son propos initial, commet une attaque en règle contre la communauté juive et dénonce  le retour en force du conservatisme religieux, de la fièvre identitaire associée au repli communautaire et de la persistance de la guerre en Palestine, sans que l’on comprenne en quoi cela relève du thème de son livre. Il pontifie et disserte à propos d’une culture dont il ignore à peu près tout malgré les miettes qu’il puise dans des lectures ciblées.

Oscar Mandel, dramaturge et essayiste américain, est l’auteur d’un pamphlet intitulé “Etre ou ne pas être juif” où il règle ses comptes avec ses origines. Il considère que son ascendance ne le définit en rien, mais ressent néanmoins le besoin d’exprimer un malaise face à ce qu’il ressent comme une pression – juive pour le coup – qui lui dénie le droit de se défaire de sa judéité.

Jean Daniel, écrivain et fondateur du « Nouvel Observateur », critique Israël avec un acharnement sinistre tout en se distanciant d’une manière appuyée de ses origines juives. Dans son essai « La Prison Juive » , il accuse certains juifs de s’être virtuellement enfermés dans une prison théologique, faisant ainsi obstacle à la paix en Israël. Il semble oublier que les islamistes du monde entier clament eux-mêmes qu’ils mènent une guerre de religion avec l’objectif déclaré de liquider Israël au nom de Dieu.

Des universitaires comme Edgar Morin ou Noam Chomsky, dont le métier consiste à penser, font preuve d’une hostilité irrationnelle et monomaniaque contre Israël, ce qui arrange les antisémites de tous bords, qui se procurent ainsi une légitimité à bon compte sous couvert d’antisionisme. Ils prennent ces personnalités à témoin, mais prennent aussi soin de renvoyer à leurs origines juives, ce qui conforte la thèse sartrienne de l’impossibilité de se déjudaïser aux yeux d’autrui.

Sartre fut un indéfectible compagnon de route des juifs. L’historien Michel Winock rappelle qu’il rompit avec l’Unesco en raison de positions anti-israéliennes de cet organisme; qu’il refusait les honneurs, dont le prix Nobel, mais acceptait d’être docteur honoris causa de l’Université Hébraïque de Jérusalem; qu’il défendait la légitimité de l’État juif malgré l’antisionisme de ses amis maoïstes; que face à l’embargo décrété par le général de Gaulle en 1967 il disait que « si l’on prétend aboutir à une paix négociée en retirant les armes à tout le monde, cela consiste à livrer l’État d’Israël aux Arabes »; qu’il réfutait le slogan comme quoi Israël serait une colonie;  qu’il estimait qu’on ne pouvait  reprocher aux Israéliens  de riposter « parce qu’on ne peut pas leur demander de se laisser systématiquement tuer sans répliquer ».

Il y a dans les « Réflexions sur la Question  Juive » de nombreuses pages qui attestent d’un incontestable entendement de l’âme juive: On  ne comprendra rien au rationalisme des juifs si l’on veut voir je ne sais quel goût abstrait pour la dispute au lieu de le prendre pour ce qu’il est: un jeune et vivace amour des hommes. Le rationalisme auquel le juif adhère si passionnément, c’est d’abord un exercice d’ascèse et de purification, une évasion dans l’universel. Le juif a le goût de l’intelligence pure, qu’il aime à exercer à propos de tout et de rien. Les juifs sont passionnément ennemis de la violence. Cette douceur obstinée qu’ils conservent au milieu des persécutions les plus atroces, ce sens de la justice et de la raison qu’ils opposent comme leur unique défense à une société hostile, brutale et injuste, c’est peut-être le meilleur du message qu’ils nous délivrent et la vraie marque de leur grandeur.

Sartre avait une perception aigüe de l’angoisse existentielle juive: un juif n’est jamais sûr de sa place ou de ses possessions; il ne saurait même affirmer qu’il sera encore demain dans le pays qu’il habite aujourd’hui, sa situation, ses pouvoirs et jusqu’à son droit de vivre peur être mis en question d’une minute à l’autre; en outre, il est hanté par cette image insaisissable et humiliante que les foules hostiles ont de lui. Son histoire est celle d’une errance de vingt siècle; à chaque instant, il doit s’attendre à reprendre son bâton. Le sang juif retombe sur toutes nos têtes.

Les « Réflexions » soulèvent aussi la lourde responsabilité du christianisme dans l’antisémitisme: ce qui pèse sur le juif originellement, c’est qu’il est l’assassin du Christ. Si l’on veut savoir ce qu’est le juif contemporain, c’est la conscience du chrétien qu’il faut interroger: il faut lui demander non pas « qu’est ce qu’un juif » ? mais « qu’as tu fait des juifs ». Comme le juif dépend de l’opinion pour sa profession, ses droits et sa vie, sa situation est tout à fait instable; légalement inattaquable, il est à la merci d’une humeur, d’une passion de la société « réelle ». Il guette les progrès de l’antisémitisme, il prévoit les crises comme le paysan guette et prévoit les orages; il calcule sans relâche les répercussions que les évènements auront sur sa propre position. Il n’acquerra jamais la sécurité du chrétien le plus humble.

En ignorant la réalité d’un judaïsme ne devant rien à l’antisémitisme, l’essai de Sartre avait témoigné en 1946 d’une regrettable lacune. Celle-ci fut comblée vers la fin de sa vie par son secrétaire Benny Levy, fondateur de la Gauche Prolétarienne devenu plus tard juif orthodoxe et docteur en philosophie. Grâce à lui Sartre finit par considérer que le judaïsme était une pensée digne d’examen, alors que toute sa vie il avait défendu l’athéisme.

La toute dernière phrase des « Réflexions sur la Question Juive » est lancinante, et forte d’une conviction qui près de sept décennies après sa parution n’a pas pris une ride:

Pas un français ne sera en sécurité tant qu’un juif, en France et dans le monde entier, pourra craindre pour sa vie.


[1] Les extraits repris en italique sont parfois modifiés au niveau de la syntaxe afin de pouvoir s’intégrer de manière naturelle dans le propos. Par ailleurs certains passages figurent ici de manière contiguë alors que dans le texte original ce n’est pas toujours le cas.

 

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