Déterminisme

La question du  déterminisme est difficile à cerner, mais suscite des réflexions riches d’enseignements. Il ne s’agit d’ailleurs peut-être pas seulement d’une question philosophique depuis que la physique moderne jette un trouble sur le principe même d’une chaîne de causalité dans la Nature.

Il y a trois réponses possibles à la question de savoir si nous, humains, sommes soumis au déterminisme:

  • Nous sommes déterminés.
  • Nous ne sommes pas déterminés.
  • Impossible de savoir si nous sommes déterminés ou pas.

Le déterminisme tel que pensé par Spinoza et par ses prédécesseurs stoïques (Sénèque, Marc Aurèle) pose que l’activité humaine n’est qu’un phénomène parmi d’autres, autrement dit qu’elle est matérielle et n’obéit qu’aux lois de la Nature. L’Univers ne serait dans ces conditions qu’une chaîne causale où tout, depuis le grain de sable jusqu’à l’esprit humain, est matériel. Le Cosmos ne serait que le produit d’algorithmes résolus par une combinaison de particules insécables comme le pensait déjà Démocrite[1].  Le monde de Spinoza est donc régi par un déterminisme absolu, et bien que du point de vue psychologique il soit difficile de s’y résoudre, l’accepter malgré tout peut selon lui conduire à la béatitude, contrairement aux stoïques qui avaient une vision tragique de l’existence. Spinoza estime que c’est paradoxalement en prenant conscience de son déterminisme que l’homme devient libre.  Concernant le libre arbitre, il dit que « ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot, agir, en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts »[2].

Si l’on considère la volonté humaine comme phénomène relevant d’un enchaînement de cause à effet produisant un comportement, c’est donc que l’homme n’est pas plus libre que la Terre n’est libre de tourner autour du Soleil. Mais, objecte Karl Popper[3], « Le déterminisme physique est une théorie telle que, si elle est vraie, il est impossible d’argumenter en sa faveur, puisqu’elle doit expliquer toutes nos réactions, y compris celles que nous tenons pour des raisons fondées sur des arguments, comme étant dues à des conditions physiques. »[4]. En d’autres termes, si nous sommes déterminés, nous ne pouvons pas le savoir, et si nous pensons que nous ne le sommes pas, c’est peut-être parce que nous sommes déterminés à penser ainsi.

L’homme a beau être prédisposé à une chose plutôt qu’à une autre, il peut s’interposer entre ses penchants et le passage à l’acte, et surmonter ainsi ses pulsions. C’est ce qui fait dire à Maïmonide que « même le caractère relève de la volonté. L’homme est responsable de lui-même et ne peut se retrancher derrière un quelconque déterminisme. En naissant, il est similaire à un animal et bien qu’il en diffère déjà par l’esprit, il n’est homme qu’en puissance et ne devient pleinement humain que dans la mesure où il transforme ce potentiel en réalité. »[5]

Sartre : « Tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi ». On peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous[6] .

À la question de savoir si l’homme peut faire ce qu’il veut, Leibowitz répond que non seulement il peut faire ce qu’il veut, mais qu’il ne fait que ce qu’il veut.  En tant que neurobiologiste, il voit la pensée à l’œuvre au travers de l’activité cérébrale, mais juge le phénomène incompréhensible puisque la pensée ne dégage ni énergie ni matière, et ne laisse pas de trace. Il estime que le siège de la pensée n’est pas le cerveau, celui-ci n’étant qu’un relais entre le corps et l’esprit.

Yuval Harari, professeur d’Histoire à l’Université Hébraïque de Jérusalem note dans « Une brève histoire du futur  » que

« quand des trillions de molécules d’eau se meuvent dans tous les sens dans le ciel, on appelle cela de la pluie, mais cela ne suscite pas chez elle de conscience qui se dit “je me sens d’humeur pluvieuse”. Dans ces conditions, comment se fait-il que, quand des milliards de signaux électriques parcourent le cerveau dans tous les sens, il y ait une conscience qui se dit, par exemple, “je me sens en colère” ? La science n’a pas de réponse à cette question. »[7]

Ni les atomes ni les molécules ne veulent quoi que ce soit, dit Leibowitz, et leurs combinaisons, aussi complexes soient-elles, ne veulent rien non plus. Confronté à ce néant de conscience dans la Nature, l’on ne voit pas bien ce qui expliquerait une exception à la causalité universelle. Mais d’un autre côté l’être humain vit sa conscience comme une donnée empirique. Avant même qu’il ne sache qu’il y a un monde, l’homme pense, sent, éprouve. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’il se pose la question de savoir s’il y a un monde en dehors de lui-même, et si oui, ce qu’il peut en savoir. Cela signifie que le monde est en fait plus hypothétique que sa propre conscience, qui elle s’impose a priori. À l’inverse, l’homme peut aussi se dire que le monde est une certitude qui s’impose, et que par conséquent c’est sa conscience qui est hypothétique.

Finalement c’est la question de la conscience humaine qui fonde le débat sur  le déterminisme.  Mais comme c’est à la conscience de décider elle-même si elle existe ou n’existe pas, nous sommes confrontés à une impasse à la fois logique et tautologique.

[1] Philosophe grec mort en 370 av. J.-C.

[2] L’Éthique, Spinoza

[3] Philosophe des sciences d’origine juive, né en Autriche et mort en 1994 à Londres.

[4] « Of Clouds and Clocks », Karl Popper, 1966.

[5] Leibowitz, Entretiens à propos des Huit Chapitres de Maïmonide.

[6] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme.

[7] Yuval Harari, Une brève histoire du futur, Albin Michel, 2015.

Présidence d’Israël et présomption d’innocence.

Reuven Rivlin, Président d’Israël, a confié la tâche de former un gouvernement à l’élu qui, conformément à l’usage, a recueilli le plus de recommandations de la part des partis siégeant à la Knesset. Mais il a assorti son annonce d’un commentaire malveillant, déplacé et indigne de sa fonction: « ce n’est pas une décision facile pour moi sur une base à la fois morale et éthique », a-t-il indiqué.

Rivlin faisait allusion à son hostilité au député en question sous prétexte qu’il était poursuivi  par la justice. Prétexte, parce qu’il s’agit en réalité d’une animosité datant d’avant les démêlés judiciaires de ce rival. Pour mémoire, les onze juges de la Cour Suprême ayant examiné la question ont estimé à l’unanimité que rien ne s’opposait à l’exercice de la fonction de premier ministre par une personne inculpée mais pas condamnée.

C’est ainsi que le Président Rivlin, premier personnage de l’Etat, se permet de fouler aux pieds la présomption d’innocence. Peut-être a-t-il oublié que pour sa part il ne s’est pas gêné  naguère de fustiger l’institution judiciaire quand lui-même était sous investigation et qu’il estimait être malmené.

Au début des années 2000,  Rivlin faisait l’objet d’une série d’enquêtes, entre autres mettant en cause sa relation avec David Appel, entrepreneur en bâtiment et soutien du Likoud. La police soupçonnait Rivlin, alors avocat et homme politique influent, d’avoir reçu des « faveurs » de cet entrepreneur, qui par ailleurs avait déjà eu maille à partir avec la justice. Une décennie plus tard l’ami de Rivlin était condamné pour corruption dans le cadre d’une autre affaire.

Au bout de plusieurs années de procédure, les sept dossiers mettant Rivlin en cause furent classés sans suite, et ceci contre l’avis de la police qui recommandait pourtant de le traduire en justice sur base de l’un de ces dossiers. En apprenant l’heureux dénouement, Rivlin a néanmoins qualifié le système judiciaire de « pervers », et s’est plaint de ce que ni  lui ni ses proches ne se remettraient jamais du temps perdu. Il a notamment accusé la police de s’être contentée de l’interroger durant  onze heures, et d’avoir ensuite mis plus de trois ans à rendre publiques ses conclusions, ce qui a donné libre cours à une campagne médiatique entachée de fausses rumeurs.

« והמבין יבין  », dit-on en hébreu , ce qui en français donne à peu près « et celui qui comprend comprendra ».

 

Don Juan le nietzschéen

L’œuvre à l’origine du mythe de Don Juan est une pièce intitulée « Le Trompeur de Séville », écrite par un moine et dramaturge espagnol nommé Tirso de Molina. Mais alors que le personnage de Tirso de Molina blasphème et court les jupons tout au long de sa vie, il finit malgré tout par se repentir et demande même l’absolution avant de mourir. Le thème de Tirso de Molina est donc une condamnation radicale de la débauche et de la mécréance, et pose que le Ciel finit toujours par châtier les hommes qui croient pouvoir défier le Divin sans en payer le prix en fin de compte.

Mais le personnage de Don Juan de Molière et de Mozart est plus nuancé et aussi plus complexe. Il s’agit d’un homme cultivé et libertin dans l’acception du 17ème siècle, c’est-à-dire un libre penseur affranchi de la religion et des interdits sexuels. Il n’a ni foi ni loi, entend aller au bout de ses appétences et satisfaire sa sensualité sans se préoccuper de la question morale. C’est un personnage transgressif qui casse les codes et qui se moque des conventions sociales. Sa quête du plaisir est insatiable, ce qui l’emmène à séduire les femmes les unes après les autres sans penser aux conséquences, et à les oublier aussitôt conquises.

Pour arriver à ses fins Don Juan se  sert de l’appât du mariage comme mécanisme de séduction, et démontre qu’aucune femme n’y résiste. Alors que l’on voit bien que Don Juan est sensible aux femmes en tant que telles, celles-ci n’entendent que ce qu’elles veulent bien entendre, et l’idée de convoler en justes noces prend le pas sur toute autre considération. Même quand elles sont déjà fiancées, promises ou mariées,  elles se font piéger par Don Juan non pas parce qu’elles pensent  qu’il est une meilleure personne, mais parce qu’il incarne un meilleur mariage.  C’est une arme absolue dans ses mains, qu’il s’agisse de dames de haut rang ou de jeunes filles crédules et modestes, toutes succombent au mirage du mariage que Don Juan manie avec virtuosité. En d’autres mots, et pour l’exprimer de manière triviale, Don Juan se marie pour baiser alors que ses victimes baisent pour se marier.

Le personnage de la pieuse Elvire est emblématique de ce point de vue.  En échange d’une promesse de mariage Don Juan fait sortir cette jeune aristocrate du couvent où elle vit recluse en attendant le parti que lui destine sa famille . Don Juan l’enlève du couvent et l’épouse, mais comme pour toutes les autres, l’abandonne dès consommation. Les frères d’Elvire le recherchent pour lui régler son compte, mais Don Juan leur échappe et continue sa course effrénée au plaisir malgré les risques qu’il encourt et l’étau qui se ressert autour de lui.

Don Juan raille jusqu’à son dernier souffle ceux qui le conjurent de se repentir. Aussi bien son valet que son père s’emploient à essayer de le convaincre de retourner dans le droit chemin, mais rien n’y fait parce qu’il n’a aucune intention, ni aucune raison de son point de vue, de changer de vie. C’est un héros tragique, un personnage nietzschéen qui se veut surhomme qui assume son destin jusqu’au bout, et qui finit – littéralement – par mourir de plaisir.

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