Bien que né en Suisse suite aux aléas de la Seconde Guerre Mondiale, ma jeunesse et l’essentiel de ma vie adulte s’est déroulée en Belgique dans la bonne ville flamande d’Anvers. Mes parents étaient polonais mais s’exprimaient en yiddish. J’ai été scolarisé en néerlandais mais la communauté juive était francophone.
Je ne me suis jamais identifié comme Suisse, Polonais ou Flamand, mais comme Juif. Il n’empêche que je me considérais comme citoyen belge à part entière, et ne voyais aucune incompatibilité entre cela et mon appartenance au peuple juif.
Il y avait dans la population un antijudaïsme endémique, mais l’Etat n’était pas antisémite, et plutôt bienveillant envers la communauté juive. Celle-ci lui était en tous cas reconnaissante de vivre dans un Etat de droit tout en constituant un peuple dans le peuple. Il n’est en effet pas anodin de relever que les cérémonies officielles des institutions juives d’Anvers se clôturaient non seulement par l’hymne national belge, mais aussi par l’israélien.
L’école juive que je fréquentais appliquait le programme d’Etat avec rigueur, et nous avions en plus de cela des cours d’hébreu, de judaïsme et de sionisme. Mais personne ne trouvait anormal que l’on nous enseigne aussi que nos ancêtres étaient des Gaulois. Nous étions même plutôt fiers d’apprendre que Jules César considérait que « de tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves »[1].
Au fur et à mesure de la construction de l’Europe je trouvais qu’en plus d’être juif il était légitime que je m’identifie également comme Européen. Lors de la Seconde Guerre Mondiale, la philosophe politique Hannah Arendt avait promu l’idée d’une nation juive à intégrer au sein d’une future Europe Fédérale qu’elle appelait de ses vœux. Elle pensait qu’après la Guerre « les Juifs devraient y être reconnus en tant que nation, et représentés en tant que tels au Parlement européen[2].»
Je savais pour ma part que l’Europe n’était pas une nation, mais j’étais en faveur d’une intégration des peuples qui la constituaient, qui finiraient par former une entité qui s’appellerait peut-être les « Etats-Unis d’ Europe », à l’image des Etats-Unis d’Amérique. En plus des avantages économiques d’un tel projet, je pensais que l’interdépendance de peuples qui s’étaient combattus pendant si longtemps rendrait désormais la guerre impensable.
Je considérais les eurosceptiques comme réactionnaires et archaïques, et j’ai été choqué le jour où les Britanniques sont sortis de l’Union Européenne. J’y voyais un craquement dans ce continent pacifiée et prospère. J’estimais qu’une Europe politique était compatible avec des particularismes régionaux, et qu’il n’y avait pas de mal à ce que les nations de la vielle Europe cèdent une part de leur souveraineté à un pouvoir central. Je pensais que cela correspondait au bien commun.
Mais après avoir avoir émigré en Israël, ma perspective concernant l’Europe à changé. Quand j’ai pris conscience qu’en Israël ma nouvelle citoyenneté et mon identité se confondaient, j’ai compris du même coup ceux qui voient dans l’Union Européenne un piège mortel pour l’âme des peuples.
Par association d’idées j’espérais que le jour arriverait où Israël aurait des relations apaisées avec ses voisins du monde arabo-musulman, mais pas au point de se fondre en une entité supranationale qui s’appellerait les « Etats-Unis du Moyen-Orient ».
J’ai le sentiment que les peuples peuvent vivre en bonne entente les uns à côté des autres, mais qu’ils n’ont pas vocation à vivre les uns avec les autres.
[1] « Guerre des Gaules », Jules César
[2] « Hannah Arendt. Ecrits juifs » Fayard, 2011.