La question de savoir si l’abaya est un signe religieux a été tranchée. La recommandation de la porter vient des mosquées. Les femmes concernées disent elles-mêmes que ce vêtement correspond à une injonction religieuse. Les voix en faveur de l’abaya estiment d’ailleurs que l’interdire est islamophobe. Le corps enseignant quant à lui est contre l’abaya parce que quand un professeur entre en classe il identifie immédiatement les musulmans, ce qui est contraire à la tradition républicaine. Pour contourner cela il faudrait peut-être obliger toutes les filles à porter l’abaya et tous les garçons la djellaba, mais ce n’est peut-être pas une bonne idée.
Interdire l’abaya à l’école est cohérent avec la laïcité à la française. Lors de la polémique de 1989 à propos du voile, la notion de laïcité à la française n’était pas claire pour moi. Je pensais qu’il était légitime, au nom de la démocratie, de permettre à toutes les religions d’être prises en compte par l’école. En Belgique, en tous cas, la règle était simple : du moment qu’il y avait trois enfants dont les parents souhaitaient qu’ils aient des cours de religion, il fallait que l’école publique y pourvoie.
En Israël il y a des écoles laïques, religieuses, arabes (laïques ou religieuses), bilingues, pour minorités ethniques et pour éléments talentueux. Toutes ces écoles sont publiques.
A ce stade il ne s’agit plus en France de veiller à la paix scolaire en essayant de maitriser les tensions interreligieuses. Il y a cinquante ans il fallait accueillir les immigrés extra-européens de manière humaine, de comprendre leurs difficultés, de veiller à ce qu’ils s’assimilent, et que cela se fasse avec pédagogie. Cela réussissait parce que ces immigrés avaient intuitivement conscience qu’ils étaient venus dans un monde nouveau, et que s’ils voulaient que cela se passe bien il fallait en intégrer les règles. S’approprier, au moins en partie, l’Histoire et les traditions du pays d’accueil.
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec plus de deux millions de Juifs de l’Empire russe et d’Europe de l’Est, qui ont immigré aux États-Unis au tournant du 20ème siècle. En moins d’une génération ces millions de faméliques qui avaient fui les pogroms et qui souvent ne connaissaient que le Yiddish et la Torah, sont devenus des Américains de cœur et d’authentiques patriotes.
Aujourd’hui la donne est inversée en France à cause de la démographie. Il y a actuellement deux peuples dans ce pays. Le plus récent, principalement d’origine africaine et du Moyen Orient, est de culture musulmane. La masse critique est telle qu’il semble légitime à ce peuple de revendiquer sa spécificité . Dans le téléfilm « Fracture » qui date de 2010, il y une scène qui illustre ce changement de paradigme: alors que la professeure explique qu’il y a plusieurs religions en France, elle mentionne aussi l’athéisme, qui prône qu’il n’y a pas de Dieu. Les élèves de sa classe, nés en France mais majoritairement musulmans, semblent admettre qu’il peut y avoir plusieurs manière de s’adresser à Dieu, mais pas de colporter qu’il n’existe pas.
Il y a cinquante ans la professeure, forte de son autorité républicaine, aurait pu leur opposer qu’en France c’est comme ça et pas autrement et qu’il fallait s’y faire. Mais aujourd’hui elle peine à convaincre et n’est pas soutenue par sa hiérarchie, qui a peur de faire des vagues. Ces élèves se sentent justifiés d’objecter, puisqu’ils font partie d’un nouveau peuple, en France, qui juge que l’athéisme est un crime.
Donc ce qui naguère relevait du rapport entre Etat et religion est très différent de la tension actuelle. Revendiquer la primauté d’un peuple sur l’autre du seul fait qu’il occupe l’Hexagone depuis plus longtemps devient de moins en moins acceptable, en tout cas pour pour une partie de l’opinion publique.