Dans ma bonne ville flamande d’Anvers, nous étions une communauté juive vivant en autarcie. Des expatriés sans patrie. La plupart d’entre nous étions nés à Anvers, mais nos parents ou grands-parents venaient d’ailleurs, généralement d’Europe de l’Est.
Les Juifs étaient répartis en trois groupes: les séculiers, les religieux modérés et les ultraorthodoxes. Les deux premiers de ces groupes étaient résolument sionistes. Il n’y avait en revanche pas de Juifs assimilés, ou alors ils l’étaient tellement, qu’ils n’étaient pas juifs du tout.
Les Juifs d’Anvers se conduisaient en citoyens respectueux de l’Etat, mais ne fréquentaient pas, ou très peu, les non-juifs. La quasi-totalité des enfants étaient scolarisés dans des écoles juives. Leur vie sociale était articulée autour de la judéité: école juive, club sportif juif, mouvement de jeunesse juif, religion juive. Une fois sortis de l’école, ceux qui ne partaient pas pour Israël entraient dans l’industrie diamantaire, juive, elle aussi.
Les plupart des enfants fréquentaient un des mouvements de jeunesse sionistes. Ceux-ci avaient des sensibilités politiques qui allaient de l’extrême-droite à l’extrême gauche, mais avaient un indépassable horizon commun: l’Alyah. Il s’agissait de former les jeunes de manière à les préparer à partir pour Israël et s’établir au kibboutz.
Cette conception était la continuation d’un vent nouveau qui soufflait sur les communautés juives à travers le monde depuis le début du siècle, mais qui avait été suspendu par la Shoah. Du point de vue idéologique, il ne s’agissait pas de promouvoir une Alyah tous azimuts, mais de galvaniser explicitement cette jeunesse d’après-guerre qui avait la vie devant elle.
Il s’agissait de bâtir Israël : c’était une affaire de jeunes. Les anciens ce serait pour plus tard. L’Etat d’Israël lui-même était ambivalent par rapport à l’Alyah d’éléments qui pourraient constituer une charge pour une économie encore fragile.
Il fallait inciter les générations montantes de la Diaspora à venir en Israël avant même d’apprendre un métier ou de faire des études. Ces choses-là pourraient être envisagées plus tard, en Israël, tout en travaillant la terre les armes à la main.
Dans ces mouvements de jeunesse on apprenait l’histoire du sionisme et celle de la terre d’Israël. Il fallait faire connaissance avec l’hébreu, intégrer la géographie et se familiariser avec les codes de l’Etat juif. A l’âge de 15 ans les adolescents devaient prendre une part active dans la direction du mouvement et se déterminer par rapport à l’Alyah. En général cela se résumait à s’engager sur l’honneur à partir au kibboutz dès la fin de la scolarité, à 18 ans.
Il ne s’agissait pas de projeter l’Alyah dans un futur indéfini en fonction des aléas de la vie. C’était le contraire : il fallait imprimer à sa vie un tournant indépendant de toute contingence, dès la sortie de l’enfance : décider de « monter » en Israël, au kibboutz, avant même de savoir en quoi consisterait cette existence juive d’un type nouveau.