L’on a tendance à qualifier Yeshayahu Leibowitz de philosophe, mais quand il s’agissait de judaïsme il se limitait à enseigner une méthode et non pas à formuler des concepts ou à innover de quelque manière que ce soit. C’est cela qui rend sa doctrine si difficile à réfuter. Il expliquait à ses contradicteurs que rien de ce qu’il avançait n’était nouveau, et les confondait avec une virtuosité éblouissante en puisant dans les sources les plus traditionnelles du Talmud.
Son maître à penser était Maïmonide, considéré comme le plus grand des penseurs juifs depuis l’Antiquité, or c’est à travers cette filiation qu’il faut appréhender Leibowitz. Les faiblesses que l’on peut trouver chez lui en matière de judaïsme ne sont donc jamais que les faiblesses de Maïmonide lui-même.
Il est important de comprendre qu’au Moyen-âge il y eut deux courants majeurs dans la pensée juive, qui, s’ils n’ont pas conduit à un schisme, sont néanmoins très éloignés l’un de l’autre du point de vue conceptuel.
Il y eut d’une part Yehuda Halevy, père spirituel du sionisme religieux, relayé plus tard par le Rav Kook, et d’autre part Maïmonide, relayé lui par Leibowitz. Alors que le Rav Kook était un mystique imprégné de Kabbale, Leibowitz considérait celle-ci comme une intrusion de l’idolâtrie dans le judaïsme. Maïmonide n’a pas connu la vague kabbalistique qui n’a commencé à se répandre que vers le douzième siècle, mais il est probable qu’en tant que rationaliste il ne l’aurait jamais avalisée.
Certains se demandent à propos de Leibowitz à quoi peut bien servir une pensée qui ne donne aucune réponse aux questions existentielles du présent. A cela Leibowitz aurait sans doute répondu que cette question n’a aucun sens si on la pose dans le contexte du judaïsme, parce qu’il ne faut pas chercher chez Dieu de réponse aux questions du passé, du présent ou de l’avenir. Attendre qu’il résolve des questions existentielles revient à croire que Dieu doit servir à quelque chose, alors que dans le judaïsme c’est l’homme qui doit servir Dieu.
Leibowitz aimait à dire que Dieu n’était ni un service de santé ni un parti politique. Quand un rescapé de la Shoah lui confiait qu’il avait cessé de croire après la guerre, Leibowitz lui rétorquait que c’était qu’avant la guerre il n’avait pas cru non plus en Dieu, mais seulement en l’aide de Dieu, ce qui n’est pas pareil.
Quelle est la signification profonde du premier verset de la Torah qui dit « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » ? D’après Leibowitz la seule chose que nous pouvons déduire de cette formulation cryptique c’est que Dieu ne fait pas partie du monde, puisque qu’Il était avant que le monde ne fût. (אדון עולם אשר מלך בטרם כל יציר נברא).
Cela signifie que même si l’on considère que tout procède de Dieu, le monde tel que nous le connaissons n’obéit qu’aux lois de la Nature. C’est cela, selon Maïmonide, la Providence universelle. La Providence individuelle quant à elle c’est le libre arbitre, qui fait que contrairement à tout ce que nous connaissons du Cosmos, l’homme a l’incompréhensible faculté de vouloir, ce qui est à l’image de Dieu (צלם אלוהים).
Croire que Dieu intervient dans la Nature ou dans l’Histoire est une impasse logique et confine à la superstition. Leibowitz insistait pour dire que n’importe qui doué de bon sens pouvait constater qu’il n’y avait aucune corrélation entre la pratique religieuse et ce qui nous arrive, à nous, à nos proches, à nos ennemis ou au monde en général. (צדיק ורע לו, רשע וטוב לו).
Tout cela n’enlève rien à la valeur de l’impressionnant corpus du judaïsme. Ce monument d’intelligence a été construit au fil de millénaires par nos Anciens et constitue la colonne vertébrale et la raison d’être du peuple juif. Cette œuvre faite par des hommes pour des hommes doit donc continuer à être enseignée et enrichie pour que vive le peuple juif. C’est d’ailleurs ce qu’a fait Leibowitz toute sa vie tout en sachant que les 613 Commandements de la Torah n’avaient aucun rapport avec la marche du monde, dont il était convaincu que seule la science pouvait percer certains des secrets (עולם כמנהגו נוהג).
La conception de Leibowitz de la religion est la seule acceptable pour un esprit rationnel. Ceci par opposition à toute construction intellectuelle qui reposerait sur la Révélation comme fait historique, ce qui ne saurait être pris en compte par aucun système de pensée.
L’enseignement de Leibowitz comme celui de Maïmonide a consisté à remettre Dieu à sa vraie place, qui est celle de la transcendance, et qui n’est donc pas de ce monde. Par conséquent la réponse à la question « à quoi sert la pensée de Yeshayahu Leibowitz ? » est qu’elle sert à penser.
Ce n’est pas rien.