Réflexions sur les Réflexions sur la Question Juive de Sartre

« Réflexions sur la Question  Juive » est un essai publié en 1946 par Jean-Paul Sartre qui a souvent été décrié dans des milieux juifs parce que ceux-ci estimaient que sa définition du juif était par trop sommaire et manquait de profondeur.

D’après cet ouvrage le juif est un homme que les autres tiennent pour juif[1], et n’a donc pas de consistance autre que celle que le regard d’autrui lui confère. Sartre pensait que ce n’était ni leur passé, ni leur religion, ni leur sol qui unissaient les fils d’Israël, et que bien que le juif  fût parfaitement assimilable, il se définissait comme celui que les nations ne voulaient pas assimiler.Pour mettre un terme à l’antisémitisme ce n’était donc pas le juif qu’il fallait changer, mais l’antisémite. Il estimait en effet que même dans les démocraties avancées les antisémites maintenaient un cordon sanitaire qui permettait certes aux juifs de participer à la vie publique, mais qui les forçaient néanmoins à rester juifs envers et contre eux-mêmes. Dans ses “Réflexions”, Sartre estime qu’il y a ainsi un antisémitisme latent même chez les esprits qui se veulent ouverts, et qu’on peut distinguer chez le démocrate libéral une nuance d’antisémitisme: il est hostile au juif dans la mesure ou le juif s’avise de se penser comme juif.

Il y a selon les « Réflexions » deux catégories de juifs: d’une part les authentiques qui subissent leur condition de paria avec stoïcisme, et d’autre part les inauthentiques qui cherchent a se fondre dans la masse, mais sans jamais y parvenir. Cette difficulté a s’assimiler n’est en réalité que partiellement vraie, parce que bien que le juif qui le désire n’y arrive pratiquement jamais de son vivant, deux ou trois générations plus tard l’assimilation est néanmoins accomplie. Quand bien même Montaigne, Cervantès ou Christophe Colomb auraient eu du sang juif dans leurs veines comme certains le pensent, la dilution en était telle que même les antisémites les plus sévères ne s’en sont jamais formalisés.

C’est ainsi que de nombreux juifs se sont assimilés depuis plus de trois millénaires, sans quoi l’on en dénombrerait dans le monde d’aujourd’hui beaucoup plus que les quelque treize millions qui se revendiquent comme tels. Des douze tribus de l’Antiquité, dix se sont mélangées aux assyriens. Avant même l’ère chrétienne, des juifs s’hellénisaient de leur propre initiative. Plus tard une grande partie fut christianisée ou islamisée, le plus souvent de force. L’erreur de Sartre est de ne pas avoir concédé – ou compris – qu’il y avait parallèlement aux candidats à l’assimilation des juifs aspirant de toute leur âme à pérenniser le judaïsme en tant que culture, langue ou religion, sans oublier le rapport particulier à la terre d’Israël. C’est donc la complexité d’une  conscience identitaire sans soubassement territorial qui a entretenu la singularité du judaïsme, et non pas l’antisémitisme, comme le pensait Sartre. Le fait est que les juifs ont de tous temps eu la possibilité de s’assimiler, et y ont même été incités ou contraints. Mais il y eut aussi toujours un noyau dur qui s’y refusait de manière irréductible en considérant que s’assimiler revenait à choisir une solution de facilité au prix d’un reniement.

L’on peut comprendre à quel point la réduction du juif à une dimension sartrienne  peut être frustrante, voire blessante,  pour des juifs porteurs d’une spiritualité datant d’avant les grecs, d’avant la chrétienté et d’avant l’Islam. Mais cela n’empêche pas les « Réflexions » de relever d’une perspicacité et d’une finesse exceptionnelle pour tout ce qui concerne la psychologie du juif inauthentique et aussi celle de l’antisémite, que Sartre dépeint comme un lâche que ne veut pas s’avouer sa lâcheté.

Sartre représente le juif inauthentique comme un homme que les autres tiennent pour juif et qui a choisi de fuir devant cette situation insupportable.  Il joue à ne pas être juif  parce qu’il se sait regardé et prend les devants. Partout où il s’introduit pour fuir la réalité  juive il sent qu’on l’accueille comme juif et qu’on le pense à chaque instant comme tel. Quoi qu’il fasse, le juif inauthentique est habité par la conscience d’être juif. Il affirme qu’il n’est qu’un homme parmi d’autres, comme les autres, et pourtant se sent compromis par l’attitude du premier passant si ce passant est juif.

De nos jours encore, beaucoup d’intellectuels pourraient correspondre à la définition du juif inauthentique. Thierry Levy, avocat et écrivain notoire, a publié il y a quelques années un ouvrage intitulé  « Levy Oblige » dont l’objet est d’asséner à longueur de page qu’il n’est juif en rien, d’autant plus qu’il dit se sentir « chez soi dans une église », encore qu’il martèle qu’il « ne pratique aucune religion, ne respecte aucune tradition, ne fait partie d’aucun groupe, d’aucune coterie, d’aucun réseau », et enrage quand on lui prête des opinions sur base de son seul patronyme. Mais dans son ouvrage il va au-delà de son propos initial, commet une attaque en règle contre la communauté juive et dénonce  le retour en force du conservatisme religieux, de la fièvre identitaire associée au repli communautaire et de la persistance de la guerre en Palestine, sans que l’on comprenne en quoi cela relève du thème de son livre. Il pontifie et disserte à propos d’une culture dont il ignore à peu près tout malgré les miettes qu’il puise dans des lectures ciblées.

Oscar Mandel, dramaturge et essayiste américain, est l’auteur d’un pamphlet intitulé “Etre ou ne pas être juif” où il règle ses comptes avec ses origines. Il considère que son ascendance ne le définit en rien, mais ressent néanmoins le besoin d’exprimer un malaise face à ce qu’il ressent comme une pression – juive pour le coup – qui lui dénie le droit de se défaire de sa judéité.

Jean Daniel, écrivain et fondateur du « Nouvel Observateur », critique Israël avec un acharnement sinistre tout en se distanciant d’une manière appuyée de ses origines juives. Dans son essai « La Prison Juive » , il accuse certains juifs de s’être virtuellement enfermés dans une prison théologique, faisant ainsi obstacle à la paix en Israël. Il semble oublier que les islamistes du monde entier clament eux-mêmes qu’ils mènent une guerre de religion avec l’objectif déclaré de liquider Israël au nom de Dieu.

Des universitaires comme Edgar Morin ou Noam Chomsky, dont le métier consiste à penser, font preuve d’une hostilité irrationnelle et monomaniaque contre Israël, ce qui arrange les antisémites de tous bords, qui se procurent ainsi une légitimité à bon compte sous couvert d’antisionisme. Ils prennent ces personnalités à témoin, mais prennent aussi soin de renvoyer à leurs origines juives, ce qui conforte la thèse sartrienne de l’impossibilité de se déjudaïser aux yeux d’autrui.

Sartre fut un indéfectible compagnon de route des juifs. L’historien Michel Winock rappelle qu’il rompit avec l’Unesco en raison de positions anti-israéliennes de cet organisme; qu’il refusait les honneurs, dont le prix Nobel, mais acceptait d’être docteur honoris causa de l’Université Hébraïque de Jérusalem; qu’il défendait la légitimité de l’État juif malgré l’antisionisme de ses amis maoïstes; que face à l’embargo décrété par le général de Gaulle en 1967 il disait que « si l’on prétend aboutir à une paix négociée en retirant les armes à tout le monde, cela consiste à livrer l’État d’Israël aux Arabes »; qu’il réfutait le slogan comme quoi Israël serait une colonie;  qu’il estimait qu’on ne pouvait  reprocher aux Israéliens  de riposter « parce qu’on ne peut pas leur demander de se laisser systématiquement tuer sans répliquer ».

Il y a dans les « Réflexions sur la Question  Juive » de nombreuses pages qui attestent d’un incontestable entendement de l’âme juive: On  ne comprendra rien au rationalisme des juifs si l’on veut voir je ne sais quel goût abstrait pour la dispute au lieu de le prendre pour ce qu’il est: un jeune et vivace amour des hommes. Le rationalisme auquel le juif adhère si passionnément, c’est d’abord un exercice d’ascèse et de purification, une évasion dans l’universel. Le juif a le goût de l’intelligence pure, qu’il aime à exercer à propos de tout et de rien. Les juifs sont passionnément ennemis de la violence. Cette douceur obstinée qu’ils conservent au milieu des persécutions les plus atroces, ce sens de la justice et de la raison qu’ils opposent comme leur unique défense à une société hostile, brutale et injuste, c’est peut-être le meilleur du message qu’ils nous délivrent et la vraie marque de leur grandeur.

Sartre avait une perception aigüe de l’angoisse existentielle juive: un juif n’est jamais sûr de sa place ou de ses possessions; il ne saurait même affirmer qu’il sera encore demain dans le pays qu’il habite aujourd’hui, sa situation, ses pouvoirs et jusqu’à son droit de vivre peur être mis en question d’une minute à l’autre; en outre, il est hanté par cette image insaisissable et humiliante que les foules hostiles ont de lui. Son histoire est celle d’une errance de vingt siècle; à chaque instant, il doit s’attendre à reprendre son bâton. Le sang juif retombe sur toutes nos têtes.

Les « Réflexions » soulèvent aussi la lourde responsabilité du christianisme dans l’antisémitisme: ce qui pèse sur le juif originellement, c’est qu’il est l’assassin du Christ. Si l’on veut savoir ce qu’est le juif contemporain, c’est la conscience du chrétien qu’il faut interroger: il faut lui demander non pas « qu’est ce qu’un juif » ? mais « qu’as tu fait des juifs ». Comme le juif dépend de l’opinion pour sa profession, ses droits et sa vie, sa situation est tout à fait instable; légalement inattaquable, il est à la merci d’une humeur, d’une passion de la société « réelle ». Il guette les progrès de l’antisémitisme, il prévoit les crises comme le paysan guette et prévoit les orages; il calcule sans relâche les répercussions que les évènements auront sur sa propre position. Il n’acquerra jamais la sécurité du chrétien le plus humble.

En ignorant la réalité d’un judaïsme ne devant rien à l’antisémitisme, l’essai de Sartre avait témoigné en 1946 d’une regrettable lacune. Celle-ci fut comblée vers la fin de sa vie par son secrétaire Benny Levy, fondateur de la Gauche Prolétarienne devenu plus tard juif orthodoxe et docteur en philosophie. Grâce à lui Sartre finit par considérer que le judaïsme était une pensée digne d’examen, alors que toute sa vie il avait défendu l’athéisme.

La toute dernière phrase des « Réflexions sur la Question Juive » est lancinante, et forte d’une conviction qui près de sept décennies après sa parution n’a pas pris une ride:

Pas un français ne sera en sécurité tant qu’un juif, en France et dans le monde entier, pourra craindre pour sa vie.


[1] Les extraits repris en italique sont parfois modifiés au niveau de la syntaxe afin de pouvoir s’intégrer de manière naturelle dans le propos. Par ailleurs certains passages figurent ici de manière contiguë alors que dans le texte original ce n’est pas toujours le cas.

 

Ovadia Yosef ou la passion religieuse

Ovadia Yosef est décédé à Jérusalem à l’âge de 93 ans après une longue carrière de Grand-Rabbin et de guide spirituel de la communauté sépharade d’Israël.

D’origine modeste, il s’est distingué dès l’enfance par ses capacités intellectuelles et sa prodigieuse mémoire, et fut pris en charge par des institutions talmudiques tout au long de sa formation. Une fois celle-ci terminée il développa une passion inextinguible pour l’exégèse de la Thora et consacra l’essentiel de sa vie à en approfondir la connaissance, devenant une autorité en la matière et publiant une cinquantaine de livres en plus d’innombrables écrits témoignant d’une érudition phénoménale.

Vers  les années 1980 il entra en politique en fondant le parti « Shass » avec pour principale clientèle la communauté sépharade. Fort de cette assise il finit par exercer une influence déterminante dans la vie publique israélienne. Il devint un politicien aguerri, mais au fur et à mesure de l’accroissement de sa popularité il se radicalisa pour stigmatiser quiconque n’adhérait pas à sa vision du monde. Il fut d’une violence verbale inouïe vis-à-vis de ses adversaires politiques en lançant contre eux des anathèmes incendiaires. Afin de galvaniser ses partisans  il traitait d’antisémite viscéral ou d’ennemi du peuple juif tout magistrat  ou ministre se réclamant de la laïcité, et appelait ses fidèles à les maudire et Dieu à les exterminer.

Juste avant qu’Ovadia Yosef ne décède, l’ex-ministre de l’Enseignement Yossi Sarid établit dans le journal Haaretz un bilan plutôt négatif à son égard. Il estime que le Parti fondé par Ovadia Yosef fut le plus corrompu qu’ait jamais connu Israël et rappelle que beaucoup de ses dignitaires ont fini en prison; qu’il stigmatisait  les femmes, les arabes, les homosexuels, les laïcs, les intellectuels, les non-juifs et aussi les juifs qui n’adhéraient pas à sa mouvance; qu’il accablait les familles de soldats tombés  en  mission en attribuant leur sort au non-respect du shabbat; qu’il recommandait  à ses fidèles d’organiser des réjouissances le jour où telle ou telle personnalité mourrait.  Quand le Procureur Général décida d’inculper pour corruption un ministre membre de son parti, Ovadia Yosef prophétisa que la maison du Procureur serait anéantie par la volonté de Dieu. Plus récemment il insultait de manière ignoble Yaïr Lapid, ministre en exercice mais tenant de la laïcité. Mais peut-être que l’outrage le plus grave qu’il commit fut le sermon au cours duquel il attribua la mort des millions d’innocents de la Shoah aux manquements aux devoirs de la religion par de nombreux juifs.

Les partisans d’Ovadia Yosef avancent – à raison – que celui-ci avait pris des décisions courageuses en tant que Grand-Rabbin d’Israël. Au cours des années 1970 se posa la question des communautés juives d’Ethiopie malmenées par l’antisémitisme et éprouvées par la misère. Alors que certains courants en Israël rechignaient à recevoir comme juifs à part entière ces africains faméliques à la peau noire, Ovadia Yosef trancha en leur faveur en décidant de leur judéité, ce qui permit à l’Etat de leur accorder le bénéfice de la Loi du Retour.

Après la guerre israélo-arabe de 1973 il y eut de nombreuses veuves dont la mort du conjoint ne put être établie avec certitude selon les critères de la Loi Juive. Dans ces conditions, ces femmes  ne pouvant être légalement considérées comme veuves, elles restaient indéfiniment interdites de remariage. Ovadia Yosef mit fin à cette tragédie et examina cas par cas des centaines de dossiers afin de leur permettre de refaire leur vie tout en se conformant à la Loi Juive.

Lors des Accords d’Oslo Ovadia Yosef fut consulté sur le point de savoir si la Loi Juive permettait l’échange de territoires contre la paix. Il se prononça sans ambigüité en faveur d’un tel processus au motif que si c’était de nature à sauver des vies humaines alors c’était conforme au judaïsme.

Ovadia Yosef était d’une intelligence peu commune, mais savait en même temps que son charisme tenait plutôt à sa faconde populiste qu’à ses facultés intellectuelles. Ses outrances médiatisées ne devaient rien au hasard mais visaient au contraire à rallier les couches sociales les plus démunies tout en excommuniant ceux qui n’étaient pas de son bord, qu’il vouait à la vindicte populaire. Il s’était confectionné ainsi une image de père virtuel, avec pour résultat que depuis sa disparition des centaines de milliers d’adeptes se perçoivent comme  orphelins.

Israël est une démocratie où l’on ne réprime ni les opinons ni les religions, tout comme ailleurs dans le monde libre, où cohabitent majorités silencieuses et extrémismes bruyants. Le problème est ailleurs: les excès d’Ovadia Yosef ont mis en lumière l’anomalie que constituait le fait de disposer de deniers publics pour s’imposer politiquement en tant que rabbin, la séparation entre religion et Etat n’étant toujours pas consommée en Israël. Quoi que l’on puisse penser de lui, ses extravagances tout comme son génie talmudique auraient dû rester dans la sphère privée au lieu d’être alimentés par l’argent du contribuable.

Le fait que des décisions comme l’accueil de juifs en déshérence, le remariage de veuves de guerre ou l’acquiescement à des concessions territoriales soient confiées à des fonctionnaires d’Etat en leur qualité d’hommes de religion est une bizarrerie peu compatible avec la démocratie, d’autant  qu’Israel est un Etat à l’occidentale sur tous les autres plans. C’est donc la question de la séparation de la religion et de l’Etat qui tôt ou tard devra être résolue, plutôt que celle du charisme d’une personnalité de la stature d’Ovadia Yosef, qui avait bien le droit d’être ce qu’il était.

Obama ou l’art de se défiler

Le Président des Etats-Unis Barack Obama semble ne rien comprendre au Moyen-Orient. Lors de son premier mandat il a réussi le tour de force de ne pas visiter Israël – l’allié le plus proche et le plus sûr des Etats-Unis – mais s’est précipité en Egypte pour soutenir Moubarak, après quoi il a été le premier à le laisser tomber quand le vent a tourné. Quand Obama a fini par venir en Israël lors de son deuxième mandat, il n’a pas voulu s’adresser aux députés de la Knesset – seul vrai Parlement de la seule vraie démocratie du Moyen-Orient – mais a choisi de parler directement aux israéliens afin de dénigrer leurs représentants comme si Israël était un de ces pays méditerranéens en quête de printemps.

Que les opinions publiques des Etats-Unis en particulier ou du monde libre en général rechignent à s’attaquer à la Syrie et à s’immiscer ainsi dans les affaires intérieures d’un pays souverain est une position respectable. Il faut reconnaitre que les interventions en Afghanistan, en Irak et en Libye ne semblent pour le moment pas avoir contenu le terrorisme international ni amélioré le sort des populations locales, pas plus qu’elles n’ont installé de démocratie crédible. Mais faute d’avoir des solutions pour les zones de conflit, le monde libre devrait s’abstenir d’envenimer la situation par des ultimatums sans effets contre des dictatures qui ne sont pas forcément pires que leurs opposants. Pour le moment les fanfaronnades d’Obama contre la Syrie n’ont réussi qu’à susciter un bruit de bottes dans cette région malade, où les remèdes sont parfois pires que la maladie.

L’interdiction des armes chimiques a été décrétée une première fois en 1925 à l’occasion du « Protocole de Genève ». Mais quelques années plus tard il y eut la Deuxième Guerre Mondiale, qui sans armes chimiques a néanmoins occasionné cinquante millions de morts, avec pour apothéose le rasage  des villes d’Hiroshima et de Nagasaki au moyen de la bombe atomique. En 1993 le « Protocole de Genève » a été consolidé par un nouvel accord international, à savoir la « Convention sur les Armes Chimiques ». Mais à peine un an plus tard le génocide du Rwanda a fauché  huit cent mille êtres humains à coups de machette. Au lieu de compter les morts, l’ONU envisage peut-être maintenant de réunir une conférence internationale pour délibérer d’une « Convention sur les Machettes » afin de prévenir d’autres génocides.

La question que pose le conflit en Syrie n’est pas celle de l’utilisation d’armes chimiques, mais bien celle du meurtre de civils, étant bien entendu que le droit d’ingérence suppose que les faits soient établis de manière irréfutable. Comme il semble que cette guerre ait causé à ce jour plus de cent mille morts par des moyens conventionnels, on ne voit pas au nom de quoi Obama a estimé devoir attendre que quelques victimes supplémentaires soient exterminées par des moyens chimiques. Les morts conventionnels seraient-ils moins morts que les morts chimiques?

En réalité il s’avère qu’Obama n’a jamais eu l’intention d’attaquer la Syrie autrement qu’au moyen de paroles creuses. Et si maintenant les syriens décidaient de détruire leurs stocks d’armes chimiques sous contrôle international, cela changerait quoi ? Recevraient-ils une reconduction du permis de tuer tel qu’il existe actuellement ? La question de fond, qui est celle de la liquidation de populations civiles serait-elle résolue, même partiellement ? Les millions de réfugiés qui ont fui les combats reprendraient-ils confiance et rentreraient-ils chez eux ? La vérité est que les seuls pays qui ont un rôle positif dans cette affaire sont certains voisins de la Syrie, dont Israël, qui apportent quotidiennement et en silence une aide humanitaire aux  victimes.

La Constitution américaine permet au Président de décider d’une opération militaire sans s’en référer aux représentants du peuple. L’esprit de cette disposition est d’éviter qu’en cas de crise des décisions de cette importance ne soient tributaires de calculs politiciens qui pourraient prendre le pas sur l’intérêt général. Il appartient donc au seul Président des Etats-Unis de prendre ses responsabilités, or c’est précisément ce dont Obama se défile. Il est maintenant obligé de tout mettre en œuvre pour emmener l’opinion publique à le suivre afin de ne pas perdre la face. Pour ce faire il se démène pour démontrer à quel point le régime syrien est criminel, mais cette rhétorique même le conduit à une impasse, parce que si Obama plaide la dangerosité extrême de Bachar Assad, alors ce n’est plus cohérent avec le plan annoncé, qui consiste à ne pas le renverser.

Il est probable que les iraniens tirent par rapport à leurs ambitions nucléaires des enseignements de la confusion d’Obama. Ce qui est sûr, c’est que ses rodomontades n’impressionnent plus personne malgré la formidable puissance des Etats-Unis. Dans le passé il est également  arrivé à Israël de considérer qu’il y avait en matière d’armements de destruction massive des lignes rouges que ses ennemis n’avaient pas intérêt à franchir. La différence c’est que les israéliens n’ont jamais jugé utile de le claironner haut et fort, mais le moment venu ils ont su agir avec discernement, de manière responsable et efficace. Il est probable que cette politique vient d’être renforcée en Israël grâce à un Président américain qui ne comprend rien – ou qui ne veut rien comprendre – au Moyen-Orient.

L’Union Européenne ou l’art du contretemps

Le rabbin David Meyer est professeur de littérature rabbinique et de pensée juive contemporaine à Université pontificale grégorienne de Rome. Il a publié ces jours-ci un article intitulé « Sauver Israël de sa propre perte » dans le quotidien « La Libre Belgique » pour commenter l’adoption par l’Union Européenne d’une directive invitant les Etats-membres à limiter leurs accords entre l’Europe et Israël aux frontières « internationalement reconnues ». David Meyer souscrit à la décision de l’Union Européenne avec satisfaction, parce qu’il estime que celle-ci « définit de manière officielle l’espace géographique de l’Etat d’Israël ». Cependant quiconque s’intéresse à l’histoire d’Israël sait qu’il n’y a pas de frontières « internationalement reconnues » entre Israël et la Cisjordanie, mais uniquement des lignes d’armistice datant de 1949. Ce n’est pas une objection sémantique, mais une réalité formelle.

L’occupation de la Cisjordanie est la conséquence d’une agression caractérisée de la Jordanie contre Israël en juin 1967 lors de la Guerre des Six-Jours, sans quoi cette occupation n’aurait jamais eu lieu. Il est vrai qu’Israël avait initié les hostilités suite au casus belli créé par le blocus des égyptiens du détroit de Tiran, mais ce sont bel et bien les jordaniens qui ont attaqué Israël à partir de la Cisjordanie (qu’ils occupaient eux-mêmes à l’époque) alors qu’ils n’avaient pas été provoqués. Le roi de Jordanie avait estimé qu’Israël n’aurait pas la capacité de résister sur deux fronts, et comptait saisir l’occasion de l’engagement d’Israël contre l’Egypte pour s’emparer de la Palestine historique toute entière en jetant les juifs à la mer. Israël a riposté en chassant les jordaniens, et l’occupation israélienne de Cisjordanie a ainsi commencé en toute légalité sur base de la légitime défense et conformément au droit international. Ce qui est peut-être plus ambigu sur ce plan, c’est l’annexion de Jérusalem-Est et celle du Golan, mais ainsi va la guerre. On n’ose penser à ce qui se serait passé si Israël l’avait perdue.

Comment peut-on imaginer un seul instant qu’Israël accepte maintenant de retourner au statu quo ante, sans garanties et sans fin du conflit? C’est tellement impensable que le monde arabe lui-même, palestiniens compris, ont explicitement accepté le principe de l’échange de territoires entre la future Palestine et Israël. C’est l’esprit du plan Clinton comme celui des pourparlers Olmert-Abbas, qui constituent selon toute vraisemblance la base sur laquelle les parties s’apprêtent à négocier en ce moment même. Dans ces conditions, comment l’Europe fait-elle pour déterminer où sera la frontière entre Israël et la Palestine alors que les protagonistes eux-mêmes ne le savent pas encore? Et si l’Europe estime que la frontière sera intégralement celle que réclament les palestiniens – soit la ligne verte – alors où est sa neutralité, et sur quel texte fonde-t-elle son point de vue alors qu’elle est cosignataire de la Feuille de Route avec l’Amérique, dont la position officielle est qu' »il serait irréaliste de s’attendre à ce que les pourparlers se terminent par un retour absolu aux lignes d’armistice de 1949« , et que par conséquent les parties doivent convenir entre elles d’un nouveau tracé ?

Même si l’on se base sur la version française de la Résolution 242 de l’ONU, qui parle de retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés (et non de territoires comme le laisse entendre la version anglaise), il n’en reste pas moins que le deuxième point de cette Résolution (Fin de toute revendication ou de tout état de belligérance, respect et reconnaissance de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de chaque État de la région et de son droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues, à l’abri de menaces ou d’actes de violence) est très loin d’être acquis, ce qui fait que l’occupation israélienne, fondée à l’origine par l’attaque de la Jordanie, continue d’être légale quel que soit l’angle d’observation. Le simple fait que l’Autorité palestinienne ne se porte pas garante de Gaza (soit grosso modo de la moitié de la population et du territoire de la future Palestine) et ne parle pas en son nom est en soi une raison plus que suffisante, juridiquement parlant, pour arguer que les conditions ne sont pas réunies pour mettre fin à l’occupation. Par ailleurs, les liens informels entre l’Autorité Palestinienne et le Hamas sont incompatibles avec le passage qui dit le droit [d’Israël] de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues, à l’abri de menaces ou d’actes de violence. La position de l’Union Européenne est donc en contradiction flagrante avec la Résolution 242, qui malgré ses limitations est un document que la plupart des parties prenantes du processus de paix prennent au sérieux.

L’Union Européenne mène la diplomatie qu’elle juge utile pour ses Etats membres, et c’est à la fois son droit et son devoir. Mais prétendre comme le fait David Meyer que la directive récente concernant la Cisjordanie relève de bonnes dispositions envers Israël relève de la méthode Coué et est d’une naïveté abyssale.

En revanche David Meyer a un point de vue qui vaut la peine d’être retenu à propos des relents messianiques nauséabonds que dégagent les sionistes radicaux et idolâtres de la terre. Cette dérive est réelle, mais n’en est pas moins une dérive, c’est-à-dire qu’elle n’a rien à voir avec l’essence du sionisme, qui est tout sauf religieux, et ne reflète en rien le sentiment majoritaire de l’opinion publique israélienne, dont le souci principal est la sécurité et non l’expansion territoriale.

Il y a des juifs qui se réclament de la religion pour fonder leur fanatisme, mais cette aliénation est un effet et non pas une cause. Elle n’a pu prospérer que suite à l’impossibilité de négocier la fin du conflit depuis 1967, ce qui a emmené tous les gouvernements israéliens sans exception à encourager ou à laisser faire les irréductibles de la Terre Sainte. Ceci dit, la thèse de David Meyer est surréaliste, qui pose qu’Israël mènerait une guerre de religion, alors qu’en face il y a le Hamas, le Djihad islamique, Al Qaeda, le Hezbollah et autres ardents assassins de l’islamisme extrême.

Les plupart des israéliens font confiance en leur démocratie pour gérer le problème des ultras juifs le jour où la fin du conflit sera en vue. En attendant l’opinion publique en Israël est majoritairement favorable à la fin de l’occupation, pour autant qu’il y ait à qui parler. Dans le cas contraire, il est probable qu’Israël finira par se retirer de manière unilatérale de Cisjordanie sur des lignes déterminés par lui seul, tout comme lors du retrait de Gaza.

Israël et son Camp de la Paix

Yeshayahu Leibowitz, penseur, scientifique et figure majeure du monde juif du siècle dernier, avait été en faveur de la Guerre des Six-Jours en 1967 parce qu’il l’avait considérée comme relevant de la légitime défense. Mais peu après il avait prôné avec force le retrait des territoires conquis, considérant que l’occupation était moralement malsaine en plus d’être un risque pour Israël au plan démographique. Il fut un adversaire implacable de l’occupation, et n’eut de cesse que de la dénoncer au moyen de formules d’une extrême violence.

Ce qu’il est convenu d’appeler le « Camp de la Paix » en Israël se complait aujourd’hui à se réclamer de Leibowitz en estimant que sa vision avait été prémonitoire. Cependant cette appropriation post-mortem est abusive parce qu’elle escamote la quintessence de sa vision. Il y avait quelque chose de tragique dans la pensée de Leibowitz, qui d’après ses propres dires n’était en rien un pacifiste. Il estimait en effet qu’il n’y avait aucune paix possible entre Israéliens et arabes, quelles que fussent les conditions ou la bonne volonté des protagonistes, qui d’après lui s’excluaient mutuellement de manière ontologique. Leibowitz exigeait certes la fin de l’occupation, mais était en même temps convaincu que cela ne mettrait pas fin à la guerre.

Ce qu’essaient tous les gouvernements d’Israël depuis 1967 consiste au contraire à obtenir la sécurité par une solution mettant fin à la fois à l’occupation et à la guerre. Cette politique a d’ailleurs partiellement été couronnée de succès, parce  si Israël n’avait conservé le Sinaï après la Guerre des Six-Jours il n’y aurait sans doute jamais eu de traité de paix avec l’Egypte. Cet épisode démontre de manière incontestable qu’Israël avait eu raison de ne pas  restituer de territoires sans rien demander en échange.

Le « Camp de la Paix » caricature le gouvernement en soutenant que celui-ci ne se préoccupe pas de trouver une issue au conflit. En réalité avancer cela n’est pas sérieux eu égard aux efforts manifestes consentis par Israël depuis 1967. La restitution du Sinaï, la paix avec la Jordanie, le retrait du Sud-Liban, le Plan Clinton, l’évacuation de Gaza, les pourparlers Olmert – Mazen et la formule « deux Etats pour deux peuples » de Netanyahu, toutes ces initiatives constituent des précédents assez explicites pour que des négociations entre israéliens et palestiniens soient tentées sans conditions préalables. Le refus persistant de l’Autorité palestinienne est d’autant plus incompréhensible qu’Israël pourrait lui aussi poser des conditions, et exiger par exemple que tout accord éventuel devrait engager d’office et d’avance non seulement l’Autorité Palestinienne, mais aussi le régime de Gaza, qui réclame encore toujours la liquidation d’Israël.

L’intransigeance des palestiniens repose sur un procès d’intention. Ils estiment qu’au travers de ce qu’ils pensent de ce que les israéliens pensent, ils n’obtiendront rien par la négociation. Mais quand bien même ce sentiment serait fondé, l’échec dont Israël se rendrait coupable serait pour les palestiniens une victoire politique et diplomatique. Ils ont donc tout à gagner en négociant, parce que de deux choses l’une: soit ils parviennent à un arrangement, soit ils démontrent qu’Israël est déraisonnable. En réalité il existe une troisième possibilité, à savoir qu’Israël s’avère raisonnable  et que les palestiniens se rebiffent pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la raison. C’est probablement ce qui fait qu’ils préfèrent aboutir à la création d’un Etat par tous les moyens excepté la négociation, en d’autres mots sans mettre fin au conflit.

Le « Camp de la Paix » estime que quand bien même les palestiniens seraient de mauvaise foi, c’est à Israël de consacrer le plus grand effort possible et de prendre l’initiative parce qu’il est en position de force, parce qu’il y va de son intérêt, et parce qu’Israël à une responsabilité éthique envers les populations palestiniennes qui vivent dans une prospérité relative mais dans un flou identitaire.  Mais en supposant que les israéliens aillent jusqu’à abattre leurs cartes avant même de négocier, et qu’ils concèdent tout ce qu’il est humainement possible de concéder, mais que néanmoins les négociations échouent, alors un retrait unilatéral de Cisjordanie sur le modèle de celui de Gaza s’imposera tôt ou tard, même aux yeux du « Camp de la Paix ». Il n’y aura alors de frontière sûre et reconnue ni pour Israël ni pour la Palestine, mais un état de fait qui sera tout sauf la fin du conflit.

Un tel retrait serait donc conforme au vœu de Leibowitz, mais serait aussi un retour à la case départ.

Israël ou la fatalité unilatérale

Yossi Beilin, personnalité émérite de la gauche israélienne et ex-ministre de la Justice, est maintenant retiré de la vie politique mais continue à s’exprimer publiquement à propos de la marche du pays. Il fut l’un des artisans des accords d’Oslo de 1993 censés déboucher sur un règlement du conflit israélo-palestinien, mais qui vingt ans plus tard piétinent.

Au cours d’un récent entretien télévisé avec l’éminent journaliste et intellectuel multidisciplinaire Emanuel Halperin, Yossi Beilin a évoqué les conditions dans lesquelles s’était fait le retrait israélien de Gaza en 2005. Il en avait approuvé le principe, mais estimé que le gouvernement de l’époque avait eu tort de le décréter de manière unilatérale, sans se concerter avec l’Autorité Palestinienne. Pour mémoire, peu après l’évacuation tragique de milliers de colons israéliens, le Hamas s’est emparé de Gaza et y a instauré un régime islamiste.

Mais en considérant l’Histoire depuis le rejet arabe du plan de partage suggéré par l’ONU en 1947, on s’aperçoit que chaque fois qu’Israël a été confronté à une impasse, la crise a été résolue au moyen d’un sursaut unilatéral consistant a poser un acte fort. Le premier de ceux-ci fut la déclaration d’indépendance elle-même, initiative qui en 1948  était loin de faire consensus.

Actuellement tous les sondages démontrent que l’opinion publique israélienne aspire à mettre un terme au conflit, et est disposé à en payer le prix. Cependant c’est sur la nature de ce prix que règne une certaine confusion. Si cela  consiste à renoncer à des territoires, alors une majorité d’israéliens y sont favorables. Mais s’il s’agit de renoncer à la sécurité, alors une majorité s’y oppose. Ce qui est déroutant, c’est  que les palestiniens eux-mêmes  semblent désirer un règlement, mais quand ils prennent conscience que cela implique un renoncement au rêve d’éliminer Israël ils éprouvent un blocage, et d’atermoiements en tergiversations ils s’éternisent dans le marasme.

Mais du côté israélien il y a des impératifs qui ne peuvent indéfiniment être différés parce que relevant de la nature même de l’Etat d’Israël , de son caractère juif et démocratique, et donc de sa survie. La question des frontières, le poids de l’occupation, l’hostilité du monde arabe, la pression internationale, tout cela pourrait finir par devenir intenable. Face à l’absence de volonté politique des palestiniens, il apparaît de plus en plus vraisemblable qu’Israël finira par prendre une décision unilatérale à portée historique.

Il n’est donc pas exclu que dans un avenir relativement proche, un gouvernement israélien décrète un retrait unilatéral de Cisjordanie le long de ce qui est aujourd’hui la Barrière de Séparation, ouvrage construit à l’origine pour faire barrage aux infiltrations terroristes. Ce tracé deviendrait alors la frontière définitive d’Israël en incluant la majorité des implantations juives, tout en maintenant une force de sécurité dans certains points sensibles en Cisjordanie.

Les palestiniens pourront considérer ce jour-là qu’ils auront gagné au plan politique.  Ils auront obtenu presque tout ce qu’ils exigeaient tout en pérennisant le contentieux. Ils pourront continuer à revendiquer la liquidation de l’Etat Juif et ambitionner de conquérir la terre d’Israël jusqu’à la fin des temps. Quant au futur Etat arabe de Palestine, on ne peut que spéculer sur que pourrait être sa nature, mais ce sera alors devenu l’affaire des seuls palestiniens.  Cependant on peut toujours espérer qu’ils préfèreront s’allier à Israël plutôt que de se laisser abuser par les sirènes du printemps arabe. L’opinion publique internationale et le monde arabo-musulman pourront difficilement reprocher à Israël de s’être retiré de Cisjordanie, même si les frontières ne seront pas celles qui auraient pu être établies  au moyen de négociations entre parties concernées.

Un retrait unilatéral de l’essentiel de la Cisjordanie n’est sans doute pas la meilleure des solutions, mais les prophètes d’Israël eux-mêmes n’ont jamais prédit que ce qui était susceptible d’arriver.

Oscar Mandel ou l’art de ne pas être juif

Oscar Mandel est un dramaturge, essayiste et poète américain né en 1926 à Anvers, en Belgique. Il a récemment publié un pamphlet intitulé « Etre ou ne pas être juif » où il règle ses comptes avec ses origines. Il considère que son ascendance juive ne le définit en rien, mais ressent néanmoins le besoin de signaler son malaise face à ce qu’il ressent comme des pressions communautaristes qui lui dénieraient le droit de se défaire de sa judéité. Mais qui peut croire qu’il y a en Amérique des escadrons d’activistes qui ratissent le pays pour remmener les brebis juives égarées? Qui force Mandel à aller à la synagogue, à émigrer en Israël ou à s’intéresser aux sources juives? En réalité cela doit être une obsession qui le pousse à se rappeler au bon souvenir du monde juif pour lui signifier qu’il se rebiffe de quelque chose que personne ne lui demande et pour clamer une innocence de ce dont personne ne l’accuse. En d’autres mots, il est atteint d’un syndrome connu sous le terme de haine de soi, affection consistant en un mélange subtil d’intellectualisme masochiste et de crétinisation rampante. Il n’est pas le seul à souffrir de ce dérèglement de l’âme, qu’il partage avec des esprits aussi distingués qu’Edgar Morin ou Noam Chomsky, brillants intellectuels par ailleurs.

Mandel tient à marquer une différence qui n’intéresse pas grand-monde, mais se pose également en théoricien de l’antisémitisme en mettant en évidence ce qui d’après lui aurait permis de l’éradiquer depuis longtemps. Il estime qu’il aurait mieux valu pour les juifs de se faire baptiser dès l’avènement du premier Empereur chrétien à Rome, ce qui aurait rendu les chambres à gaz sans objet dix-sept siècle plus tard. Il avance que si les juifs s’étaient fondus aux chrétiens dès les origines, Hitler ne se serait pas souvenu d’eux, ce qui est d’une imparable logique puisqu’on ne saurait tuer ce qui ne vit pas. Il regrette que les juifs aient résisté aux vents et marées de l’Histoire et raté les occasions de se saborder. Même lors de la Révolution française, déplore Mandel, quand les juifs sont devenus citoyens à part entière, ils n’ont pas eu la lucidité de balayer leur judaïsme vers les oubliettes de l’Histoire.

Mandel pense qu’en s’entêtant à perpétuer le judaïsme, les juifs ont aussi perpétué les pogroms, les persécutions, les migrations, les exactions et les avilissements, ce qui a abouti à la Shoah. Il en conclut que bien que les nazis aient été des criminels, ce sont les juifs qui en portent la responsabilité parce qu’ils n’ont pas eu le bon goût de se rendre inexistants en temps utile. Les allemands avaient d’ailleurs selon Mandel été plutôt conciliants à l’époque de la promulgation des lois raciales de Nuremberg: ils avaient en effet été assez délicats pour consentir à ce tout juif ayant au moins deux grands-parents non-juifs échappe à la déportation.

Les historiens de la Deuxième Guerre Mondiale s’accordent généralement pour estimer que celle-ci a causé environ cinquante millions de morts civiles. Mais il faudrait demander à Mandel un complément d’explication quant à l’effet qu’aurait pu avoir une assimilation préalable des juifs. Par exemple, estime-t-il qu’il y aurait eu quarante quatre millions de morts au lieu de cinquante ? Mais alors il faudrait se demander pour quelle raison ces quarante quatre millions ont malgré tout été exterminés, étant donné qu’ils n’étaient pas juifs. Conformément au délire de Mandel il aurait sans doute fallu que les victimes soviétiques ne fussent pas soviétiques, que les tziganes ne fussent pas tziganes, que les homosexuels ne fussent pas homosexuels, que les handicapés ne fussent pas handicapés, et ainsi de suite. Il ressort ainsi de la doctrine Mandel que si le monde entier avait été nazi en 1940 il n’y aurait pas eu de guerre mondiale, ce qui est d’une cohérence lumineuse. Dans le même ordre d’idées, on peut extrapoler cette analyse à d’autres conflits, et suggérer que les incas avaient eu tort d’être incas, les aztèques d’être aztèques, le arméniens d’être arméniens, les tutsis d’être tutsis, etc..

Le pamphlet de Mandel est d’un bout à l’autre une charge haineuse contre la religion juive. Il considère qu' »un juif qui ne veut pas allumer son ordinateur le jour du Sabbat à New York, Londres ou Paris détonne étrangement avec son monde ». Il ne trouve en revanche rien d’étonnant ni de détonnant à ce qu’aux Etats-Unis 80 pourcent de la population se réunisse régulièrement dans des édifices consacrés pour vénérer un juif mort en Judée il y a deux mille ans, dont ils croient qu’il était le fils de Dieu. Mandel ne doit pas ignorer qu’il y a en Amérique une certaine hostilité vis-à-vis de l’athéisme, qui est un courant minoritaire, et dont aucun adepte comme Mandel ne saurait prétendre à être élu Président. On peut donc s’interroger sur le point de savoir pourquoi il ne s’applique pas à lui-même sa théorie comme quoi toute minorité, aussi inoffensive soit-elle, a l’obligation civique de se convertir à la majorité. Mais d’un autre côté il n’est pas clair comment en tant qu’humaniste il en vient à établir que la démocratie consiste à ce que les minorités n’aient pas de place au soleil. Mais après tout il a peut-être inventé le concept de démocratie totalitaire, ou tout le monde est égal à condition que personne ne soit différent. Il serait par ailleurs intéressant de savoir si d’après lui les minorités autres que juives en Amérique ou en Europe ne devraient pas aussi cesser de célébrer leurs rites ou cultiver leurs traditions, droits qui sont quand même centraux dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, mais dont Mandel n’a peut-être jamais entendu parler.

Ce que Mandel passe sous silence dans son opuscule, c’est qu’il y a aujourd’hui environ treize millions de juifs qui se revendiquent comme tels, mais dont une grande partie se situe en dehors de la religion. Qu’ils sont juifs par leurs traditions, leur langue, leurs fêtes et l’attachement au corpus biblique et à ses commentaires, dont ils s’inspirent d’une manière critique en sélectionnant ce qui est compatible avec la modernité. Que près de la moitié des juifs du monde sont citoyens de l’Etat d’Israël. Que le sionisme a été fondé par des agnostiques pour perpétuer le judaïsme en tant que culture. Qu’au cours du vingtième siècle une partie significative des juifs se sont explicitement réclamés du communisme, de l’athéisme et de l’antisionisme, dont l’Union générale des Travailleurs Juifs (Bund) fut l’une des incarnations les plus remarquables. Que les juifs communistes figurèrent parmi les principaux leaders de la révolution russe de 1917, mais dont même les meneurs les plus radicalement antireligieux tinrent à perpétuer l’identité juive au sein de l’URSS sous la forme d’une république juive autonome. En d’autres mots que l’histoire du judaïsme depuis le Siècle de Lumières démontre sans aucun doute possible que la notion du judaïsme en tant que culture est distincte du judaïsme en tant que religion, même si ces deux courants constituent la substance vive du peuple juif.

Mandel assure que l’Etat d’Israël a été créé à un moment de l’Histoire où c’était devenu inutile. Mais vers où étaient censés se tourner après la Shoah les centaines de milliers de juifs en déshérence qui avaient perdu leurs proches, leurs biens et l’espoir d’un monde meilleur après le carnage le plus effroyable de mémoire d’homme? Devaient-ils réintégrer l’Allemagne où circulaient en toute impunité complices et témoins de la Shoah? Devaient-ils revenir dans cette Europe libérée où les autorités les avaient traqués pour le compte de l’occupant nazi? Devaient-ils s’installer outre-mer, d’où ils avaient été refoulés alors qu’il était encore temps? Devaient-ils refluer vers cette Europe de l’Est verrouillée par la chape communiste où l’antisémitisme était devenu synonyme de raison d’Etat? Y avait-il pour ces rescapés de la Shoah un choix plus raisonnable, plus logique, plus conforme à l’Histoire que de rallier l’Etat Juif naissant, qui après une gestation de près d’un siècle voyait le jour avec la bénédiction de la Communauté Internationale ? N’étaient ce pas les juifs qui s’installaient ailleurs qu’en Israël qui passaient à côté de l’Histoire?

Mandel estime qu’il n’est pas trop tard pour résoudre le problème de l’antisémitisme. A la lecture de son essai on découvre que la solution finale consisterait à ce que les juifs se diluent dans l’espèce humaine au point de ne plus être identifiables. On pourrait même organiser un autodafé comme au Moyen-âge pour supprimer les sources culturelles juives et veiller à ce qu’aucune trace ne subsiste de cette civilisation trois fois millénaires. Le génie de Mandel fait que l’on peut réduire sa recommandation en une formule à la fois concise et profonde, qui revient à ce que pour mettre un terme à l’antisémitisme, il faut mettre un terme aux juifs.

Il fallait y penser.

Mélenchon et les juifs

Jean-Luc Mélenchon, homme politique français réputé pour son verbe tonitruant et haut en couleurs, s’est récemment rappelé au bon souvenir des médias après un certain passage à vide. Il est accusé d’antisémitisme pour avoir déclaré que le ministre de l’Economie Pierre Moscovici, d’origine juive, est « quelqu’un qui ne pense plus en français, mais dans la langue de la finance internationale ». Ces propos ont été considérés par le Parti Socialiste comme étant « inacceptables et relevant du vocabulaire des années 1930 ». Pour mémoire, l’extrême-droite des années 1930 colportaient l’idée que les juifs étaient dangereux eu égard à leur conspiration cosmopolite visant l’effondrement des marchés, la récession et l’hyperinflation, tout cela étant bien entendu supposé leur bénéficier.

Mélenchon a déclaré qu’il ne connaissait pas la religion de Pierre Moscovici, ce qui n’est pas impossible, parce qu’être d’origine juive n’implique pas que l’on adhère au judaïsme en tant que religion. Il a donc été prudent dans sa formulation en disant « ignorer la religion de Pierre Moscovici », mais cela ne signifie en rien qu’il ne savait pas que celui-ci fût juif. Quoi qu’il en soit, l’ignorance ambiguë de Mélenchon apparait comme une exception dans le monde médiatico-politique, dont une grande partie a immédiatement perçu le commentaire de Mélenchon comme ayant des relents nauséabonds.

Personne en France ne peut se permettre de se déclarer antisémite ou de s’en servir comme instrument politique, puisque c’est une infraction prévue au code pénal et passible d’amende ou de prison. Cependant il y a continuité troublante dans les attitudes de Mélenchon par rapport au monde juif. Il n’a pas jugé utile de suspendre sa campagne électorale lors du massacre de enfants juifs Toulouse, et avait des accointances insolites avec le dictateur antisémite du Venezuela Hugo Chavez, aujourd’hui décédé.

Peut-être que Mélenchon pense-t-il que l’Etat de Droit est un privilège à ne pas mettre entre toutes les mains. Peut-être même qu’au fond de lui il réprouve l’antisémitisme, mais qu’il considère que si des révolutionnaires à travers le monde s’en servent pour galvaniser les masses, alors c’est un prix acceptable pour que triomphe le socialisme. Ce point de vue rappelle le stalinisme, qui semble encore toujours être une référence pour cette extrême-gauche qui se cherche, qui ne trouve rien, mais qui finit par trouver les juifs. Rien de nouveau sous le soleil, disait déjà le roi Salomon il y a trois mille ans.

Le fait est que Mélenchon a pleuré la mort d’Hugo Chavez, lui-même allié à d’autres chefs d’Etat antisémites tels qu’Ahmadinejad l’iranien, Assad le syrien et Kadhafi le libyen.
Mélenchon est un politicien éprouvé, un érudit et un fin intellectuel. Il est néanmoins possible qu’il ait dérapé, mais quand bien même cela serait, il est difficile, étant donné les précédents où il s’est distingué, de résister à la tentation de voir là un acte manqué qui est tout sauf anodin. Ce qu’il aurait de mieux à faire serait de s’excuser sans ergoter afin d’épargner à l’opinion publique sa rhétorique oiseuse consistant à s’indigner de ce que l’on s’indigne de son indignité.

De ce point de vue-là Mélenchon n’est pas loin de Stéphane Hessel, ce autre clown indigne qui aimait à faire parler de lui aux dépens des juifs.

La volonté selon Yeshayahu Leibowitz (suite)

Le libre-arbitre, ou le « vouloir », dans la terminologie de Leibowitz, c’est l’aptitude à décider sans soubassement. Ce n’est pas une démarche consistant à choisir ce qui est préférable, raisonnable ou logique; ce n’est pas non plus une déduction, sans quoi serait l’effet d’une cause. Le libre-arbitre est indépendant de l’intellect et sans lien avec la perception du monde. Il est détaché de tout, et est donc littéralement ce que la première partie du vocable implique: libre.

Les valeurs sont indissociables du libre arbitre. Cela semble évident quand il s’agit de croire en Dieu, mais ce ne l’est pas moins lorsque l’on fait allégeance à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. En conséquence, comme le libre arbitre ne repose sur rien et que les valeurs reposent sur le libre arbitre, les valeurs ne reposent sur rien.

Les valeurs sont impossibles à étayer ou à faire dériver de la nature. C’est là que se situe selon Leibowitz l’échec de Kant, dans la mesure où ce dernier avance qu’il existe des valeurs universelles. L’impératif catégorique n’est catégorique que si l’on prend sur soi de s’y soumettre. Il dépend donc du libre-arbitre, et on peut décider de s’y soustraire sans que cela tire à conséquence. Woody Allen traite ce thème de manière magistrale tout au long de son œuvre « Le Rêve de Cassandre », « Crimes et délits »).

Dans toute situation l’homme est sujet à la causalité, mais peut aussi s’y dérober. Qui a soif peut décider de ne pas boire, et qui a froid peut décider de ne pas se chauffer. Dans la vie réelle cela peut consister (sans qu’il y ait de raison objective ou subjective) à aller contre son milieu, sa culture, son éducation, sa famille, ses habitudes, ses sentiments, ses convictions, et même ses désirs.

L’homme n’exerce pas son vouloir en réaction à quelque chose, mais peut vouloir causer une réaction à son vouloir. Rien dans la Création n’a de vouloir, sauf l’homme. Pour Maïmonide le vouloir est la signification profonde du verset de la Genèse qui dit que l’homme a été créé à l’image de Dieu. Incidemment c’est l’opposition de fond entre christianisme et judaïsme: le Dieu des chrétiens s’humanise, et chez les juifs c’est l’humain qui relève de Dieu.

Vers le mois de novembre des milliers d’oiseaux qui haut dans le ciel migrent vers les mers du sud en bon ordre. C’est un spectacle magnifique, un dispositif que rien ne semble pouvoir troubler, sauf peut-être d’autres phénomènes naturels. Mais si un des oiseaux quittait la formation pour se poser tout étant en bonne santé et sans qu’aucune anomalie n’explique ce geste contraire à son instinct, on pourrait dire que qu’il y a là quelque chose d’humain.

Maïmonide explique dans son « Guide des Egarés » que les miracles de la Bible sont des artifices littéraires. Non seulement les évacue-t-il de par une exégèse lumineuse, mais il met en avant son émerveillement devant la nature, dont il explique qu’elle est un enchaînement de causes et d’effets, et qu’il est du devoir de l’homme de les étudier. Etant donné qu’il lui apparaît qu’à l’évidence tout fonctionne selon un déterminisme absolu, il en conclut que le libre-arbitre humain est inconnaissable du point de vue épistémologique, et que le vouloir est une exception, surnaturel, et donc proprement miraculeux.

Les capacités intellectuelles de l’homme sont plus importantes que celles des mammifères les plus avancés, mais cela n’explique pas le vouloir. L’intellect peut être pauvre, et le vouloir puissant.

Risquons une métaphore de l’homme par l’ensemble d’une voiture, d’un chauffeur et de son patron. La voiture c’est le corps humain, le chauffeur c’est la raison, et le patron c’est le vouloir. La voiture ne peut rien toute seule. Le chauffeur peut déplacer la voiture si un agent de la circulation le lui intime, ou si un signal lumineux lui indique qu’il doit aller faire le plein. Il peut allumer le moteur pour vérifier s’il est en état de marche, ou serrer le frein à main pour empêcher qu’il ne dévale une pente. Le couple voiture-chauffeur réagit donc à des stimuli ou à des évènements pour lesquels il est programmé, mais il ne se déplacera jamais spontanément. le patron peut en revanche indifféremment se faire transporter vers une endroit précis ou bien au contraire décider de faire rouler la voiture sans que cela corresponde à une quelconque nécessité.

Au cours du sommeil le vouloir disparait. Le déterminisme reprend ses droits, et bien que le dormeur ait une activité cérébrale intense il ne contrôle rien et son esprit fonctionne de manière autonome. Ses rêves peuvent être riches et son imagination active, mais il n’a pas plus de pouvoir sur cette activité-là que sur sa digestion, les battements du cœur ou sa respiration. Il est même incapable de décider de se réveiller. Il le fera en fonction de la manière dont il est programmé, et non en fonction d’un vouloir.

Quand un homme est confronté à un chemin qui se scinde et qu’il doit arriver le plus rapidement possible à destination, il prend le chemin le plus court. Mais il peut tout aussi bien, sans pour autant être fou, prendre le chemin le plus long en sachant qu’il défie sa propre priorité.

Considérons la fin tragique de Roland à Roncevaux: à sa surprise il apprend que les sarrasins sont sur le point de l’attaquer alors qu’il ne dispose que d’une maigre arrière-garde, qui elle-même est distante du gros de l’armée de Charlemagne. Le frère d’armes de Roland l’adjure de sonner du cor pour appeler à l’aide, mais Roland préfère mourir au combat parce qu’il considère que c’est au dessous de sa dignité de ne pas le faire. C’est l’exemple-type du libre-arbitre: Roland prend une décision qui repose sur une valeur qu’il s’est lui-même assignée. On peut arguer que servir d’exemple est une valeur, mais on peut aussi arguer que sauver ses compagnons en est une autre, ce qui fait qu’aucune des deux ne relève de la nécessité. C’est le sujet lui-même qui détermine laquelle des valeurs il considère comme suprême.

Tout le monde sait que les ordinateurs ont des mémoires et des capacités de calcul immenses, mais personne ne pense que cela fait d’eux des hommes. Dans « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick on voit un ordinateur qui devient indépendant, qui refuse d’exécuter les instructions qu’il reçoit, et qui conçoit même un plan pour empêcher qu’on ne le débranche. C’est cela, et non pas la puissance de l’ordinateur, qui frappe l’imagination et qui fait penser à un être humain.

Chaque individu est différent de par son bagage génétique, son milieu, ses parents, son vécu, etc.., mais Leibowitz reprend à son compte le concept sartrien de la liberté: « Un homme peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui; on ne fait pas ce qu’on veut et cependant on est responsable de ce qu’on est; être libre, ce n’est pas pouvoir faire ce que l’on veut, mais c’est vouloir ce que l’on peut; que l’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. »

Le bijoutier d’Alep

Alep est une ville en Syrie située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière turque et à trois cent kilomètres de Damas. Elle a survécu depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours malgré les vicissitudes et les envahisseurs successifs, ce qui en fait l’une des cités les plus anciennes au monde encore en activité.

Peu de régions ont connu une présence juive aussi longue et aussi continue qu’Alep. La Bible mentionne déjà la ville dans le Livre de Samuel et dans les Psaumes, et la première grande immigration juive eut lieu en 586 avant JC suite à la destruction du Temple de Jérusalem.

Au Moyen-âge il y eut une courte période où Alep fut relativement indépendante, au cours de laquelle les juifs jouèrent un rôle important dans la Cité. Mais au treizième siècle les Mamelouks s’en emparèrent et décrétèrent des lois limitant les droits des juifs pour leur barrer l’accès à la vie publique. La synagogue principale fut transformée en mosquée, et les juifs devinrent des Dhimmis, citoyens de seconde zone au statut incertain qui devaient s’acquitter d’un impôt spécial du simple fait de ne pas être musulman.

Au 15ème siècle Alep fut conquise par les mongols. Beaucoup de juifs furent exterminés et d’autres prirent la fuite. Mais quelque temps après les ottomans s’emparèrent de la région et virent la présence juive d’un œil plutôt favorable parce qu’ils la considéraient comme une valeur ajoutée pour l’impérialisme turc en plein épanouissement. La communauté reprit de la vigueur, prospéra et changea même de physionomie suite à l’afflux des juifs expulsés d’Espagne et parlant ladino, qui après avoir traversé l’Europe de part en part étaient parvenus en Turquie.

Un manuscrit datant du 10eme siècle est depuis près d’un millénaire la référence absolue pour le texte, la cantillation et l’orthographe de la Bible hébraïque. Maïmonide, philosophe et guide spirituel du judaïsme en Egypte, s’en est servi pour déterminer la mise en page des rouleaux de la Thora telle qu’on la connaît aujourd’hui. Mais bien qu’ayant été produit à Tibériade, ce manuscrit est connu sous la nom de « Codex d’Alep » parce qu’après de nombreuses péripéties il fut remis aux soins de la communauté d’Alep pour y demeurer six cents ans d’affilée sans que jamais de duplicata ne fût réalisé.

Les juifs comptent parmi les plus anciens habitants d’Alep, mais après y avoir vécu sans interruption pendant près de 2500 ans, il n’y en a plus depuis six décennies. La communauté est disséminée dans le monde entier, mais les anciens en gardent un souvenir ému. Cette nostalgie les conduit à entretenir dans leur mémoire un Alep virtuel et à conserver entre eux des liens privilégiés.

Qu’a-t-il bien pu se passer pour que cette communauté immémoriale, si profondément enracinée en Syrie depuis Babylone, ait pu se volatiliser aussi radicalement ?

Le 29 novembre 1947 l’Assemblée générale des Nations-Unies votait le partage de la Palestine en deux Etats, l’un arabe et l’autre juif. Dès le lendemain de violentes émeutes éclataient à Alep et une foule déchaînée criait « mort aux juifs », mettant à sac tout ce qui pouvait leur être associé sans que les autorités s’en mêlent. Un ancien d’Alep raconte qu’au cours de la nuit qui suivit, son père entreprit de se rendre discrètement dans sa bijouterie, et à la lueur d’une bougie mit son stock dans un sac pour le déposer ensuite en lieu sûr. En rentrant chez lui il relata son équipée à son fils en prononçant ces mots qui s’imprimèrent à jamais dans sa mémoire : « cette nuit, j’ai cambriolé mon propre magasin ». Quarante-huit heures plus tard la communauté juive se muait en cohorte de réfugiés et quittait Alep pour toujours.

Les tout premiers réfugiés du conflit israélo-palestinien furent donc les juifs d’Alep, et non les arabes de Palestine, et ceci avant même la création de l’Etat d’Israël. Ce fut le prélude à ce que peu après plus de 800.000 juifs du monde arabe furent persécutés, spoliés et finalement chassés des terres d’Islam. Aucun d’entre eux n’eut jamais droit au statut de refugié de l’ONU. Le Codex d’Alep disparut de la circulation à la faveur des évènements, et ressurgit en Israël une décennie plus tard, en partie détruit et dans des conditions restées obscures.

Ces temps-ci la Syrie est en proie à la guerre civile, et la bataille fait rage à Alep. La vielle ville, classée patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, est une ligne de front entre des rebelles douteux et une armée irrégulière, et la ville se désintègre.

Le fils du bijoutier d’Alep est aujourd’hui un grand-père heureux qui coule des jours paisible en Israël, l’Etat Juif.

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