Douce France

Le 10 mai 1940 les nazis envahissaient  la Belgique et mes parents prenaient le premier train en direction de la France. Le bruit  courait que les Allemands arrêtaient les juifs valides pour les envoyer dans des camps de travail au service de la machine de guerre allemande.  A Lyon les autorités  locales attendaient mes parents pour les placer chez l’habitant. Ils ont été conduits à Albon, petit village niché au cœur des montagnes d’Ardèche et se sont installés chez madame Seauve, qui  accueillait le plus naturellement du monde ce couple de fugitifs coupable d’être juif.

Mon frère est né quelques mois plus tard. La guerre faisait rage, mais Albon continuait à vivre sa vie au gré des saisons et des moissons. C’était un coin de paradis où l’on ne manquait de rien. Mes parents et mon frère n’y ont jamais eu faim ni froid.  Ma mère faisait de la couture, mon père allait à la cueillette et tout le village tricotait pour celui qui allait être mon grand frère mais qui était encore petit. Ils sont restés trois ans, jusqu’à ce que les nazis les forcent à fuir à nouveau, vers la Suisse cette-fois-là.

Je suis né après cet épisode familial, mais mes parents l’ont tellement évoqué tout au long de mon enfance que je l’ai intériorisé comme si je l’avais vécu. A l’aide des photos qu’ils avaient conservées, je pouvais même me faire une idée du village et de ses personnages, plus vrais que nature. Sans les avoir jamais rencontrés je connaissais le boulanger, le boucher et le docteur, réfugié juif aussi, celui-là.

La fratrie des Magnan me fascinait. Deux sœurs et un frère, célibataires à vie, qui devaient appartenir à la petite noblesse de campagne  et vivaient dans un manoir à l’écart du village.  Ils semblaient sortir d’un roman avec leur côté balzacien à la fois désuet et digne. Le dimanche était jour de sortie, à l’occasion duquel ils sortaient leur automobile, que monsieur Magnan faisait laborieusement démarrer à coups de manivelle.

Les Magnan s’étaient donnés pour tâche de s’occuper des réfugiés et s’étaient entichés de mon frère. Quand mes parents venaient leur rendre visite il recevait un jouet ou une friandise. Les Magnan le regardaient avec une tendresse toute aristocratique, et quand mes parents prenaient congé ils se tournaient vers mon frère et disaient tristement « pauvre petit Juif ».

Mais le personnage central de ces années à Albon était madame Seauve, chez qui mes parents ont vécu sans qu’il n’y eût jamais la moindre tension. Cette veuve rivée au terroir était dotée d’une étonnante vision du monde. Son fils était universitaire à Lyon et venait de temps à autre lui apporter des nouvelles d’un monde qui brûlait.

Ma mère m’avait transmis une image de madame Seauve qui n’était ni plus ni moins que celle d’une sainte. Bien après la guerre, alors que j’avais douze ans et que j’étais en vacances dans la région dans le cadre d’un mouvement de jeunesse, je me suis éclipsé sans demander d’autorisation. Je brûlais de connaitre madame Seauve. J’avais économisé les quelques sous qu’il fallait pour payer l’autobus qui desservait Albon. J’ai débarqué sans crier gare. Madame Seauve m’a hébergé durant une semaine et m’a présenté au village comme si j’étais à la fois un héros et son petit-fils. J’en suis reparti en me disant que tout était conforme à ce que ma mère m’avait transmis, y compris la sainteté toute laïque de madame Seauve.

Il y quelques jours un ami d’un de mes fils recevait un message de quelqu’un qui cherchait une famille Horowitz qui aurait séjourné à Albon pendant la guerre. Le contact fut établi et rendez-vous  fut pris par vidéo avec mon fils et un fils de mon frère né à Albon, et moi-même.

La personne qui nous cherchait était Jeanne, la propre arrière petite-fille de madame Seauve. Elle est apparue à l’écran, et après quelques mots de bienvenue  nous a révélé qu’elle se trouvait à Albon, dans la maison même où mes parents et mon frère avaient passé trois années paisibles à l’ombre de la guerre. Elle nous a fait visiter par vidéo la maison, et ensuite le village, où nous avons fait connaissance de descendants d’Albonais que mes parents avaient connus.

En 1943, après le départ de mes parents, les Allemands ont commencé à traquer les Juifs de la région pour les expédier à Drancy afin d’être réduits en cendres dans les camps de la mort. C’est cette période que Jeanne cherche à reconstituer maintenant avec Chantal, la secrétaire de mairie,  des historiens et le directeur des archives départementales qui travaille sur les juifs cachés en Ardèche.

Pendant cette heure intense nous avons compris, mon fils, mon neveu et moi-même, que nous venions d’assister à un temps fort.  Cela nous a rappelé ce que cette France profonde a de bon et de beau. A suivre, sûrement.

La question de l’abaya en France

La question de savoir si l’abaya est un signe religieux a été tranchée. La recommandation de la porter vient des mosquées. Les femmes concernées disent elles-mêmes que ce vêtement correspond à une injonction religieuse. Les voix en faveur de l’abaya estiment d’ailleurs que l’interdire est islamophobe. Le corps enseignant quant à lui est contre l’abaya parce que quand un professeur entre en classe il identifie immédiatement les musulmans, ce qui est contraire à la tradition républicaine. Pour contourner cela il faudrait peut-être obliger toutes les filles à porter l’abaya et tous les garçons la djellaba, mais ce n’est peut-être pas  une bonne idée.

Interdire l’abaya à l’école est cohérent avec la laïcité à la française.  Lors de la polémique de 1989 à propos du voile, la notion de laïcité à la française n’était pas claire pour moi. Je pensais qu’il était légitime, au nom de la démocratie, de permettre à toutes les religions d’être prises en compte par l’école. En Belgique, en tous cas, la règle était simple : du moment qu’il y avait trois enfants dont les parents souhaitaient qu’ils aient des cours de religion, il fallait que l’école publique  y pourvoie.

En Israël il y a  des écoles laïques, religieuses, arabes (laïques ou religieuses), bilingues, pour minorités ethniques et pour éléments talentueux. Toutes ces écoles sont publiques.

A ce stade il ne s’agit plus en France de veiller à la paix scolaire en essayant de maitriser les tensions interreligieuses. Il y a cinquante ans il fallait accueillir les immigrés extra-européens  de manière humaine, de comprendre  leurs difficultés, de veiller à ce qu’ils s’assimilent, et que cela se fasse avec pédagogie. Cela réussissait parce que ces immigrés avaient intuitivement conscience qu’ils étaient venus dans un monde nouveau, et que s’ils voulaient que cela se passe bien il fallait en intégrer les règles.  S’approprier, au moins en partie, l’Histoire et les traditions du pays d’accueil.

C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec plus de deux millions de Juifs de l’Empire russe et d’Europe de l’Est, qui ont immigré aux États-Unis au tournant du 20ème siècle. En moins d’une génération ces millions de faméliques qui avaient fui les pogroms et qui souvent ne connaissaient que le Yiddish et la Torah, sont devenus des Américains de cœur et d’authentiques patriotes.

Aujourd’hui la donne est inversée en France à cause de la démographie. Il y a actuellement deux peuples dans ce pays.  Le plus récent, principalement d’origine africaine et du Moyen Orient, est de culture musulmane. La masse critique est telle qu’il semble légitime à ce peuple de revendiquer sa spécificité . Dans le  téléfilm « Fracture » qui date de 2010,  il y une scène qui illustre ce changement de paradigme: alors que la professeure explique qu’il y a plusieurs religions en France, elle mentionne aussi l’athéisme, qui prône qu’il n’y a pas de Dieu. Les élèves de sa classe, nés en France mais majoritairement musulmans,  semblent admettre qu’il peut y avoir plusieurs manière de s’adresser à Dieu, mais pas de colporter qu’il n’existe pas.

Il y a cinquante ans la professeure, forte de son autorité républicaine,  aurait pu leur  opposer qu’en France c’est comme ça et pas autrement et qu’il fallait s’y faire. Mais aujourd’hui elle peine à convaincre et n’est pas soutenue par sa hiérarchie, qui a peur de faire des vagues. Ces élèves se sentent justifiés d’objecter, puisqu’ils font partie d’un nouveau peuple, en France, qui juge que l’athéisme est un crime.

Donc ce qui naguère relevait du rapport entre Etat et religion est très différent de la tension actuelle. Revendiquer la primauté d’un peuple sur l’autre du seul fait qu’il occupe l’Hexagone depuis plus longtemps devient de moins en moins acceptable, en tout cas pour pour une partie de l’opinion publique.

Netanyahu et l’anti-bibisme

Netanyahu est au pouvoir depuis de longues années. Son bilan ne fait pas l’unanimité, mais on ne le juge généralement pas médiocre non plus. La plupart des observateurs conviennent que la bonne santé de l’économie lui est, au moins en partie, redevable. Concernant le conflit israélo-arabe, il a toujours été prudent et mesuré. Il a appelé à  un Etat palestinien vivant côte-à-côte avec Israël. Le rapprochement avec les Emirats, le Maroc, l’Arabie saoudite et autres régimes naguère hostiles s’est déroulé sous sa gouvernance. Les rapports avec les Etats-Unis ont connu des turbulences lors de la présidence d’Obama, mais celui-ci avait un rapport trouble avec Israël suite à ses liens avec un pasteur antisémite comme mentor.

Cela fait des  années que la classe politique de droite est irritée par la Cour Suprême quand elle retoque des lois pour des raisons plus idéologiques que juridiques. Il est vrai que celle-ci se comporte comme un parti politique, bien que ses juges soient nommés en fonction d’un système opaque. Les gouvernements de ces dernières années en sont  venus à s’abstenir de déposer certains projets de lois, sachant qu’ils ne passeraient pas la censure de la Cour Suprême.

Netanyahu est populaire depuis des décennies et remporte toutes les élections internes de son parti ainsi que la plupart des législatives. A noter que personne ne conteste la régularité de ces scrutins.

Confronté à sa remarquable longévité, un certain agacement  a commencé à se manifester vers 2015, aussi bien parmi ses alliés politiques que ses adversaires. Un pacte informel contre sa personne a vu le jour, visant à le renverser par des moyens  douteux.  Le tout soutenu par des forces politiques, médiatiques et judiciaires, alliés objectifs avec pour seul dénominateur commun l’acharnement à défaire Netanyahu.

De moyens énormes ont été mis en œuvre pour fouiller dans la vie publique et privée de Netanyahu. Il fallait le trainer en justice à tout prix. Intimidation de témoins, interrogatoires musclés et mises sur écoute ont été instrumentalisés sans compter.  Le coût financier de cette curée est astronomique, ceci dans le seul but de créer un climat de nature à forcer Netanyahu à se démettre.

Dernièrement l’accusation de corruption qui faisait partie des charges contre lui a été levée par les trois juges qui mènent son procès. Ils ont informé le Parquet que cette accusation n’était pas tenable. Suite à cela la presse a demandé au chef de la police sur quelle base il avait recommandé d’inculper Netanyahu pour corruption.  Il a répondu que c’était parce qu’il espérait que cela le forcerait à démissionner, sans plus.

Un autre volet  de cette saga juridique est la quantité de cadeaux que Netanyahu a reçus du magnat de cinéma Arnon Milchan sous forme de cigares, champagne et autres gâteries. Cet épisode ne semble pas délictueux non plus, puisqu’il a été établi que l’amitié entre Netanyahu et Milchan était réelle et ancienne.

Quant à l’implication potentielle de Netanyahu dans l’affaire des sous-marins livrés à l’Egypte par l’Allemagne, la justice n’a même pas ouvert d’enquête à son encontre.

Reste la suspicion de connivence entre Netanyahu et le patron de Yediot Aharonot[1], qui n’a débouché sur rien.

Il ressort de tout cela que même s’il se peut que Netanyahu ait eu un comportement contestable au plan éthique, il n’en demeure pas moins qu’il a un casier judiciaire vierge, et au fur et à mesure du temps qui passe il devient de plus en plus probable que son procès ne débouchera pas sur grand-chose.

Ces affaires ont néanmoins conduit des électeurs de droite à soutenir une coalition excluant le Likoud, pourtant principale force politique du pays. Cinq élections successives ont finit par accoucher de deux chimères : en 2021 le gouvernement de Naftali Bennet composé d’islamistes, de gauchistes, de centristes et de sionistes religieux. Ensuite, en 2022, une coalition fabriquée par Netanyahu avec des fanatiques ultraorthodoxes et des fous de Dieu fascistes.

Ceci dit il existe bel et bien dans l’opinion  publique un consensus en faveur d’une réforme judiciaire. Mais celle voulue par le gouvernement actuel a été mal ficelée, mal préparée, mal expliquée et est probablement excessive. La précipitation avec laquelle le gouvernement a voulu la faire adopter par la Knesset est en elle-même suspecte. Il faut savoir qu’elle a été lancée à l’initiative du Likoud, alors que les autres partenaires de la coalition n’y voient qu’une occasion de faire passer des lois sectorielles d’un égotisme écœurant.

La réforme en cours a – entre autres – pour objectif d’instaurer une représentativité plus juste au sein de la Cour suprême en modifiant le mode de nomination des juges. Elle vise à mieux adhérer à l’esprit de la Déclaration d’Indépendance d’Israël en pérennisant sa légitimité en tant qu’Etat juif. Le mode de gouvernement d’Israël est démocratique, mais doit être en phase avec l’Histoire du peuple juif.

La Cour Suprême doit dire le droit et s’abstenir de décréter des valeurs sociétales. L’évolution des mœurs  et la sociologie changeante n’est pas leur affaire. C’est celle du peuple souverain, dont la souveraineté est incarnée par ses représentants à la Knesset. Les juges ne doivent jamais s’y substituer.

La seule résolution digne de cette crise ne peut être qu’une nouvelle coalition entre le Likoud et les formations qui n’ont eu de cesse que de chercher à écarter Netanyahu tout en étant du même bord politique que lui.

A ce stade de la crise  il est légitime de poser aux responsables de la vie politique la question suivante : le combat qu’ils ont mené contre Netanyahu a-t-il été bénéfique pour le peuple d’Israël ?

[1] Quotidien israélien

L’ambassadeur et le cafetier

Ron Prosor est un diplomate, écrivain et chroniqueur israélien. Ancien major de réserve de Tsahal, il fut représentant d’Israël aux Nations-Unies, ambassadeur au Royaume-Uni et est actuellement ambassadeur d’Israël en Allemagne.

Comme tous les ambassadeurs au monde, Ron Prosor s’intéresse au quotidien de ses compatriotes vivant à l’étranger. La semaine dernière il a eu la bonne idée d’aller passer un moment de détente au « Café Dodo » à Berlin, établissement tenu par un Israélien.

Alors que l’ambassadeur était déjà attablé, le vaillant cafetier l’a identifié et interpelé pour lui signifier qu’il n’était pas le bienvenu en ces lieux[1]. Une des raisons avancées était que l’ambassadeur incarnait la politique du gouvernement d’Israël. L’excellent cafetier ignorait sans doute que la mission d’un diplomate consistait précisément à représenter son gouvernement quand il était en mission à travers le monde.

Mais l’intrépide   cafetier en voulait aussi à l’ambassadeur d’avoir accusé le Bundestag[2] et la presse locale d’être laxiste par rapport à l’antisémitisme qui sévit en Allemagne sous couvert d’antisionisme. L’on comprend sans peine l’honnête cafetier, qui avait bien raison de s’indigner de ce qu’un vil représentant de l’Etat juif se permette d’insinuer qu’il y aurait de l’antisémitisme dans le pays berceau du nazisme, dont la Croix Gammée ne fut en tout et pour tout l’emblème qu’une dizaine d’années.

Il s’agit donc d’une scène en Allemagne au cours de laquelle un Juif expulse un autre Juif de son café parce qu’il représente des millions de Juifs du pays dont il est lui-même citoyen.

Du point de vue légal il s’agit probablement d’une infraction relevant d’un refus de vente discriminatoire. Mais ce qui est bien plus important, c’est que cet incident a une portée scientifique non négligeable.  En effet, il y a un siècle, Albert Einstein, Juif allemand,  avançait  ceci: « Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine.  Mais en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore la certitude absolue ».

Au moins une partie de cette proposition est-elle désormais démontrée grâce au brave cafetier berlinois.

[1] https://www.i24news.tv/fr/actu/international/europe/1690528600-l-ambassadeur-d-israel-en-allemagne-refoule-d-un-cafe-tenu-par-un-israelien-a-berlin

[2] Parlement allemand

Intelligence artificielle et conscience.

Le « cogito ergum sum » – je pense donc je suis – de Descartes est une certitude qui ne peut être révoquée en aucune manière par celui-là même  qui l’exprime. L’homme qui pense, pour autant qu’il soit doué de raison, ne peut nier ni même douter qu’il pense et donc qu’il est. Penser, c’est  se questionner sur son existence, réfléchir sur sa place dans le monde et sur le sens de sa vie.  Penser et être ne sont en fait qu’une seule et même chose chez l’être humain. La certitude d’être précède et conditionne toutes les autres certitudes du point de vue méthodologique. Quant à la matière, on ne peut exclure que son existence ne soit, littéralement,  qu’une vue de l’esprit.

Le  matérialisme, en revanche,  postule qu’il n’y a au monde rien d’autre que de la matière, ou en tous cas que tout est physique. Vu sous cet angle, la pensée ne serait pas indépendante de la matière, mais en serait au contraire une manifestation assez récente dans l’histoire du monde. La pensée humaine  aurait émergé au fil d’une évolution s’étalant sur des milliards d’années, comme un des effets de la complexification du vivant. L’homo sapiens ne serait que l’aboutissement d’un processus biologique qui, partant de microorganismes unicellulaires, aurait fini par produire la pensée,  de la même manière qu’il a fini par produire le corps humain lui-même.

Des ordinateurs infiniment plus puissants que ceux d’aujourd’hui pourraient donc, du moins en théorie, produire elles aussi de la pensée, en émulant de manière artificielle l’action des synapses entre neurones et cellules nerveuses. Un enchainement de milliards de milliards  de « 1 » et de « 0 » se métamorphoseraient ainsi en pensée animant des robots ou des androïdes aptes à aimer, détester, souffrir, jouir, désirer,  distinguer entre le bien et le mal, produire de l’art, tuer et craindre la mort.

Ces machines pourraient donc, tout comme Descartes, dire « je pense donc je suis  ».  Cela poserait un défi éthique, puisqu’il serait interdit, au nom du droit des machines, de les peiner, de les humilier, de les torturer ou de les détruire. Leur existence bénéficierait ainsi du même caractère d’intangibilité que la vie humaine.  Nous serions solidaires de ces machines et elles seraient solidaires de nous. Ne pas leur venir en aide en cas de panne logicielle constituerait un délit de non-assistance à machine en danger. Elles seraient en revanche justiciables tout comme nous sur base d’un code pénal, peut-être adapté, mais similaire dans son principe au nôtre. Elles seraient même soumises à l’impôt en tant qu’individus à part entière disposant de revenus et de biens.

Mais il y a une impasse logique dans cette représentation, parce qu’elle suppose que le mécanisme de décision de la machine serait démontrable, ce qui est l’antithèse du concept de libre arbitre, lui-même indissociable de la pensée humaine. Autrement dit, si l’on pouvait remonter à ce qui fait que la machine pense nécessairement d’une certaine manière et pas d’une autre, révélerait qu’elle n’est pas libre. Ceci parce que la pensée humaine relève d’une intentionnalité liée à la conscience de soi, or une intention s’inscrivant dans une chaine causale ne saurait par définition être libre. L’hypothèse d’une pensée déterminée est donc une contradiction dans les termes et constitue une proposition antinomique.

Civitas ou le gardien de la chrétienté

« Civitas » est un groupuscule catholique intégriste français qui pourrait bientôt être dissous suite à des propos antisémites proférés par son dirigeant Pierre Hillard. Cette secte, qui est aussi un parti politique, ne compte que quelques énergumènes qui ne méritent pas que l’on s’attarde à eux.

Mais en cherchant des déclarations passées de Pierre Hillard, on trouve sur Internet une  vidéo d’une heure érudite, structurée et bien documentée. Ce connaisseur du judaïsme explique le combat de sa vie contre le peuple juif de manière posée, ce qui ne devrait pas surprendre, puisse qu’il ne s’agit de rien d’autre qu’un rappel conforme, précis et scrupuleux de la doctrine antijuive autour de laquelle s’est articulée la chrétienté tout au long de l’Histoire.

L’accusation de « déicide » était encore valide au Vatican lors du pontificat de Pie XII et l’est toujours dans l’Église grecque-orthodoxe, dans de nombreuses  congrégations protestantes, dans l’anglicanisme  et dans la mouvance catholique intégriste.  Il ne s’agit donc pas d’un épiphénomène, mais bien de la raison d’être du christianisme.

Comme le christianisme s’est établi comme religion d’Etat à travers le monde pendant près de deux millénaires, la haine des Juifs continue d’irriguer les soubassements de la conscience collective, même là ou la religion est en déclin.   C’est ce qui explique qu’en sécularisant l’antisémitisme, les régimes nazis et communistes n’ont pas éprouvé le besoin d’en démontrer le bien-fondé auprès des masses. C’est aussi ce qui explique l’antisionisme, qui n’est qu’un travestissement de l’antisémitisme séculaire.

Théocratie et dictature

Une théocratie est-elle forcement une dictature ? Du point de vue sémantique cette distinction s’impose, puisque ces termes ne sont en principe ni synonymes ni interchangeables. L’on note cependant que ces notions se confondent souvent dans le langage courant. La question est de comprendre pourquoi.

Selon ChatGPT  « les théocraties sont des systèmes politiques où le pouvoir est détenu par une autorité religieuse ou une divinité. La combinaison d’une théocratie avec un gouvernement dictatorial signifie que le dirigeant religieux ou spirituel exerce un contrôle absolu sur l’État et impose son autorité de manière arbitraire, sans respecter les droits et libertés fondamentales des citoyens. »

Cette définition relève empiriquement un lien de cause à effet entre théocratie et dictature au cours de l’Histoire. Autrement dit elle pose que toute théocratie tend à tourner à la dictature. La source de la Loi étant le gouvernement de Dieu, le peuple n’a pas le pouvoir de la modifier. C’est au guide spirituel ou au monarque de droit divin de l’interpréter sur base de textes sacrés. Mais comme le peuple n’a pas droit de cité, l’exercice du pouvoir par le clergé finit par tomber dans l’arbitraire.

Il y a un épisode dans la Torah au cours duquel le prophète Samuel tente de dissuader le peuple qui aspire à la monarchie. Il prévient que le Roi exercerait un pouvoir absolu sous couvert de religion.  Il lèverait des impôts et mobiliserait les hommes pour renforcer son emprise. Il confisquerait leurs biens pour les redistribuer à sa cour en prétextant servir Dieu. Cette prophétie se réalise sous le Roi Saül, qui en prenant de l’âge est victime de son Hubris, et sombre dans la folie.

Le Roi  Salomon quant à lui commence son règne dans le respect de la Torah. Mais plus tard il écrase le peuple par une intolérable pression fiscale afin de financer ses projets abyssaux, et entretenir ses innombrables femmes. Il leur installe des idoles païennes en plein milieu du Temple, qu’il a pourtant construit à la gloire du Dieu d’Israël.

Son fils Réhoboam lui succède et s’adresse au peuple en disant  « mon père vous a chargés d’un joug pesant et moi j’augmenterai votre joug; mon père vous a châtiés avec des fouets, et moi je vous châtierai avec des scorpions [1]». Le tout au nom de Dieu, bien entendu.

Yeshayahu Leibowitz, homme de science et philosophe, bien qu’étant lui-même Juif orthodoxe, soutenait avec passion le combat en faveur d’une séparation radicale entre religion et Etat en Israël. Il craignait l’avènement d’une théocratie, dont il prédisait qu’elle serait une dictature : «  l’on ne peut se fier à l’intelligence ni à la bonne volonté des hommes. Leur niveau intellectuel et spirituel est dans la plupart des cas médiocre. Ce qui donne tout son sens à la démocratie, c’est que bien que les hommes ne soient pas égaux ils ont des droits égaux. Il faut cependant se garder de l’idée que la voix du peuple est éthique du seul fait d’être majoritaire. Une majorité peut être bête et méchante, mais au moins la démocratie permet-elle de changer de gouvernement dans le cadre du système plutôt que par la violence.[2] »

Vu sous cet angle théocratie et dictature sont donc inextricablement liées.

***

[1] Premier livre des Rois, chapitre 12.

[2] Compilé dans « Leibowitz ou l’absence de Dieu », Daniel Horowitz, Collection « Ouverture Philosophique », Editions l’Harmattan,

Idéologie et économie en Israël même combat ?

Singapour est dirigé par une même famille et le même parti politique depuis près de soixante ans. Le taux d’application de la peine de mort y est parmi les plus élevés du monde. L’Etat peut infliger à ses opposants politiques, comme à des délinquants de droit commun, des détentions administratives illimitées. La population est sous surveillance et est exposée à une répression permanente. La presse est censurée et l’Internet filtré.  La possession d’antennes paraboliques de télévision est interdite. Les bonnes mœurs sont décrétées par l’Etat.

Singapour jouit néanmoins d’une économie prospère et moderne. Elle est classée au haut de l’échelle dans l’indice mondial de l’innovation, dont le High-tech est l’un des piliers. La confiance des marchés financiers lui est acquise depuis longtemps et pour longtemps.  L’afflux de capitaux y est massif.

Singapour est classée AAA par les agences de notation Moody’s, S&P et Fitch, avec en prime une perspective stable. Les Emirats Arabes Unis et le Qatar sont d’autres exemples d’économies qui ne doivent pas grand-chose à la démocratie mais qui sont néanmoins appréciées par Moody’s et compagnie, malgré leur constitution basée sur la Charia.

Contrairement à une idée colportée par certains médias, Moody’s a récemment exprimé des réserves concernant l’économie israélienne non pas par rapport à la réforme judiciaire en marche, mais par crainte d’instabilité politique vu l’ampleur des manifestations antigouvernementales.

Ce n’est pas parce que le gouvernement d’Israël est détestable pour beaucoup d’entre nous et qu’il est noyauté par des ultraorthodoxes fanatiques et des messianiques fascisants, que tout est permis pour le déloger. La rhétorique est choquante, de ceux qui s’emploient à scier la branche de l’économie sur laquelle nous sommes tous assis. L’idée que la réforme judiciaire ébranlerait l’économie si par malheur elle passait est une fable contreproductive. La bourse et la monnaie israélienne sont attaquées parce que les marchés  ont horreur de l’incertitude, quelle qu’en soit la nature. L’argument consistant à établir un lien entre la perspective d’une dictature et la faiblesse de l’économie est une contrevérité qui empoisonne le débat.

Ne nous trompons pas de combat.  La bataille qui déchire le pays en ce moment est une bataille entre démocratie et théocratie. C’est  un conflit idéologique et éthique. Espérons que la démocratie l’emportera, mais laissons  l’économie en dehors de l’équation.

« Leibowitz ou l’absence de Dieu »

Je suis heureux de vous part de la publication d’une deuxième édition de mon ouvrage « Leibowitz ou l’absence de Dieu » aux Editions l’Harmattan.

L’ouvrage est en vente à la Fnac ou chez Amazon, ou bien directement chez mon éditeur l’Harmattan.

Version anglaise (Amazon) : « Leibowitz or God’s absence »

Version hébreu  (Steimatzky): « ליבוביץ – או היעדרו של אלוהים »

Je vous souhaite bonne lecture.

Daniel Horowitz

Question sans réponse.

 « Raphaël  chéri. Si je te disais que tu es mon genre, comme tu dis, il se passerait quoi exactement ? » La question de Virginia  commence par une invite toute en douceur, censée créer un climat propice. Ensuite vient l’énoncé d’une hypothèse, d’apparence neutre, comme si elle n’en avait pas la clé. Il s’agit de ne pas s’impliquer, ou du moins d’en différer le moment. Nous ne pouvons donc pas savoir si Raphaël  est son genre. Virginia le somme néanmoins de dire en quoi cela lui bénéficierait s’il l’était.

Si Raphaël  n’est pas son genre, alors la question ne relève que de la curiosité.  Chercher à comprendre ce qu’il pourrait bien avoir à offrir, étant donné son statut de célibataire marié, de son mode de vie solitaire et de son autonomie sexuelle. L’impression d’une enquête en cours est encore renforcée quand Virginia croit approprié d’élargir son champ d’investigation, en rectifiant le tir : « Bon attends. Pas moi. Mais une femme qui serait ton genre, elle vivrait quoi avec toi ? »

Si l’on s’en tient à la version initiale, qui la concerne explicitement, la réponse ne peut avoir de valeur dès lors que la question n’est que théorique et fait l’impasse sur une éventuelle chimie du désir. Poser la question de cette manière est en soi problématique, parce qu’elle fait penser à l’amorce d’une négociation. Vu sous cet angle, la question de Virginia suggère qu’elle serait disposée à dire à Raphaël  qu’il est son genre, mais en échange de quelque chose, et donc pas forcement en phase avec la vérité.

Virginia a d’ailleurs déjà affirmé par le passé que Raphaël  n’était pas son genre. Mais elle l’a fait de manière ambigüe, puisqu’elle mettait en avant des considérations d’ordre éthique. Normalement, ne pas être le genre de quelqu’un est subjectif et ne doit  pas être étayé. On peut en revanche avoir un penchant, et même l’admettre, tout en s’empêchant d’y céder.

Virginia  est donc revenue à la charge avec une hypothèse qu’elle avait pourtant commencé par exclure. Si en fin de compte elle déterminait que Raphaël était décidément son genre, le seul fait de l’exprimer constituerait dans son esprit une sorte de transgression. De là son prénom.

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