Fracture

« Fracture » est un téléfilm français qui date de 2010. Il raconte l’histoire d’Anna Kagan, une jeune professeure juive affectée à un poste  difficile dans une école où la plupart des élèves sont issus de l’immigration.

Deux thèses s’affrontent dans « Fracture ».

La première est qu’il n’y a pas de fatalité, que l’Education Nationale et le système de santé sont perfectibles moyennant une volonté politique au niveau économique et humain. Il faut donc chercher à changer les choses.

La deuxième est que la partie est perdue, et que non seulement le dévouement personnel ne sert plus à rien, mais qu’il détruit celui ou celle qui persiste à vouloir changer les choses.

Cette dialectique est illustrée par la scène-clé ou Vidal, professeur vétéran, annonce sa démission pour partir à la recherche du bonheur avec sa compagne, alors que Kagan, professeure débutante, refuse de baisser les bras, quitte à ruiner  son couple.

Le film dépeint la complexité d’une société qui dysfonctionne, où les tragédies s’enchainent sans qu’il y ait de coupables ou de responsables. Un mal systémique qui abrutit le sous-prolétariat (Slimane le djihadiste), même  si certains s’en sortent grâce à une trempe exceptionnelle (Zohra la coiffeuse).

Mais ce que Vidal et Kagan prennent pour quelque chose de ponctuel du point de vue historique est en réalité une lame de fond qui déferle sans entraves sur une civilisation occidentale à la dérive et en panne de spiritualité.

Plusieurs scènes du film décrivent à quel point leurs élèves ne se considèrent pas comme Français et estiment qu’ils n’ont pas à respecter la République.  Même nés en France ils restent mentalement rivés à leur origine. Ces adolescents se sentent d’ailleurs souvent plus proches des Palestiniens que de leurs propres concitoyens et pratiquent un antisionisme truffé de truismes antisémites.  Ils méprisent cette France de tradition chrétienne parce qu’ils considèrent l’Islam comme leur valeur suprême. Cette religion est d’une grande vitalité et a vocation à se propager dans une Europe en déclin.

L’Europe traîne une gueule de bois au bout d’un vingtième siècle sinistre qu’elle n’a toujours pas digéré. Elle est avachie et remet tout à des lendemains qui sans doute déchanteront. En attendant l’immigration extra-européenne qu’elle a encouragée n’est plus composée seulement d’individus, mais constitue en grande partie un peuple dans le peuple, sans intention de se dissoudre. Il y a désormais deux conceptions du monde qui s’affrontent dans la vielle Europe.

Kagan pense que ses élèves, aussi dissipés et récalcitrants soient-ils, sont amendables. Qu’en faisant preuve de pédagogie, d’intelligence, de compréhension et de patience, elle arrivera à les conduire sur le bon chemin. Mais c’est précisément cette notion de bon chemin qui pose problème.

Il n’existe, dans l’absolu, ni  bons  chemins ni bonnes  valeurs. Personne n’en a le monopole. Les spiritualités varient d’une culture à l’autre sans qu’il y ait de règle qui puisse les hiérarchiser ou en expliquer les différences de manière logique.

Le  bon chemin de Kagan est incompatible avec celui de ses élèves. L’imprégnation dans leur esprit de structures héritées de leurs ancêtres est profonde, or ils ne voient pas au nom de quoi ils les renieraient. Des valeurs telles que la laïcité, l’égalité hommes-femmes, la liberté d’expression ou le droit au blasphème sont vus par eux comme des sacrilèges. A leurs yeux la spiritualité dont ils sont porteurs prime sur ce que Kagan pourrait bien avoir à leur transmettre.

La préface de l’ouvrage « Puissance et décadence » du philosophe Michel Onfray se termine ainsi : « Le Titanic va couler. Il ne nous reste que l’élégance de la fin. Ca ne suffira pas pour construire une civilisation. Mais c’est assez pour opposer une résistance romantique à l’inéluctable ».

Qu’est ce que l’art ?

Une connaissance m’a récemment proposé de procéder avec elle à une réflexion sur l’art. Suite à cela j’ai commencé par examiner des œuvres de toutes sortes avec une exigence d’entomologiste, mais sans trouver de réponse. Finalement je me suis dit qu’il ne fallait pas chercher la clé de l’art dans l’art, mais dans l’homme.

Prenons une fleur, et demandons à deux personnes ce qu’elles voient. Elles diront toutes deux qu’il s’agit d’une fleur parce qu’elles connaissent les conventions en vertu desquelles les choses sont nommées. Mais si nous leur demandons d’exprimer ce qu’elles ressentent par rapport à la fleur, ou simplement si la fleur est belle, il n’y a aucun moyen de savoir à l’avance ce qu’elles diront.

L’une pourrait la trouver belle parce qu’elle l’associe à un souvenir agréable, et l’autre parce que la couleur lui plait sans qu’elle sache pourquoi. Elles pourraient d’ailleurs tout aussi bien trouver la fleur laide. C’est ainsi que quand elles s’expriment, c’est la trame de tout une vie qui est sollicitée dans les arcanes de la mémoire pour formuler quelque chose d’apparemment simple.

Nous pouvons donc nous mettre d’accord sur le réel du point de vue épistémologique, mais pas sur l’alchimie de l’imaginaire qui le métamorphose dans le secret de la conscience.

La Nature est insensée, mais l’homme la transcende grâce à son esprit. La matrice de l’art n’est donc pas la Nature, mais la vie intérieure de l’homme.

A partir d’une même réalité deux peintres ne feront jamais le même tableau, deux poètes n’écriront jamais les mêmes vers et deux musiciens ne composeront jamais le même morceau.

L’art, c’est l’aptitude de l’homme à exprimer de manière singulière une vision du monde au moyen du langage. Langage au sens large, c’est-à-dire tout ce dont il dispose pour exprimer sa pensée de manière intelligible.

Chaque homme étant unique, la façon dont il formule son monde est forcément tout aussi unique. Chacun est donc un artiste en puissance. Ce qui différencie les uns des autres n’est finalement qu’une question de degré.

En d’autres mots de talent.

J’accuse le boycott de J’accuse

Né en 1933, Roman Polanski n’avait pas vocation à devenir l’un des plus grands cinéastes de tous les temps. Petit de taille, cet grand artiste est un rescapé de la Shoah, qui n’a dû le salut qu’à son évasion du ghetto de Cracovie à l’âge de huit ans, et qui ensuite fut privé d’école parce que Juif.

La mère de Polanski a été assassinée au camp d’extermination d’Auschwitz alors qu’elle était enceinte, et bien des années plus tard son épouse, elle aussi enceinte, a  été massacrée par des monstres. Son père quant à lui a survécu au camp de concentration de Mauthausen.

Polanski a été condamné en 1977 aux Etats-Unis pour abus sexuel sur Samantha Geimer, une jeune fille mineure. Le féminisme contemporain incite à la libération de la parole, ce que Samantha Geimer a mis en pratique en accordant son pardon à Polanski et en déclarant que  sa mésaventure ne l’a traumatisée ni mentalement ni physiquement.  La libération de la parole, c’est aussi cela. 

A chacun de se faire une idée de l’homme Polanski, mais rien dans son œuvre n’est illicite. Les Césars décernés à son film « J’accuse » constituent avant tout un hommage à son talent et à celui de ses collaborateurs.

Non seulement est-il absurde de boycotter « J’accuse », mais il faudrait au contraire en faire la promotion.  Toute opposition à ce film est d’office et d’avance une obstruction au combat contre l’antisémitisme. Les jeunes,  les moins jeunes, les vieux et les ignares en tous genres doivent apprendre ce que fut l’affaire Dreyfus. Qu’ils sachent que cette ignominie a été le terreau de l’antisémitisme de l’Etat français lors de la Shoah. Que c’est l’affaire Dreyfus qui a accouché du régime de Vichy, celui-là même qui a décrété  le « Statut des Juifs » et qui les a envoyés à la mort dans les camps nazis.

Mais l’affaire Dreyfus a aussi accouché d’un autre enfant : l’Etat d’Israël. 

Peut-on publier Céline ?

Louis-Ferdinand Céline, mort en 1961,  est considéré comme l’un des plus grands écrivains du vingtième siècle. Le problème est qu’il s’est également distingué par un antisémitisme d’une férocité rarement égalée. La maison d’édition Gallimard envisage ces temps-ci de rééditer trois de ses pamphlets anti-juifs parus entre 1937 et 1941. Cette initiative  a  déclenché de vives réactions dans des milieux assez divers, mais qui ont tous pour point commun de s’opposer à cette réédition, même si elle est accompagnée d’avertissements quant à la nature détestable du contenu.

Gallimard sera peut-être sensible aux protestations contre son projet, mais un autre éditeur pourrait tôt ou tard s’en charger. La vraie question qui se pose à ce stade est de déterminer où se situe la sagesse, entre publier ou ne pas publier les écrits antisémites de Céline.

D’abord, il faut savoir que cette prose est disponible sur Internet, le plus souvent sans mise en garde. Ensuite, il faut se demander pourquoi Céline serait l’objet d’un traitement différent que celui dont bénéficient d’autres auteurs antisémites, qui touchent souvent un public autrement plus important que celui de Céline.

Liste non exhaustive de la littérature antisémite disponible en librairie : « La France Juive » de Drumont, « Les Juifs et leurs Mensonges » de Luther, « Le judaïsme dans la musique » de Wagner « Mein Kampf » de Hitler, « Les Protocoles des Sages de Sion », sans oublier Charles Fourier qui écrivait que « Les juifs ne firent aucun pas dans les sciences et les arts, et qui ne se signalèrent que par un exercice habituel de crimes et de brutalités» .

La censure ne fait pas partie des pratiques d’une démocratie digne de ce nom, qu’elle soit le fait de l’Etat ou de groupes de pression, qui, aussi bien intentionnées soient-ils, risquent de faire plus de mal que de bien.

Il ne faut pas s’opposer à ce que Gallimard publie Céline, tout en exigeant que l’éditeur fasse œuvre de pédagogie, et démontre ce que c’est qu’un artiste qui est capable du meilleur comme du pire.

Barenboïm et Ahmadinejad, même combat

Wagner fut un compositeur de premier rang  et un novateur en musique, mais ce n’est pas pour cette raison qu’Hitler l’avait choisi comme un des emblèmes du Troisième Reich. C’était également un écrivain qui avait théorisé l’antisémitisme post-chrétien au moyen d’écrits appelant à l’élimination des Juifs. Il leur reprochait notamment la décadence de la culture européenne, et avait appelé à la « déjudaïsation » de l’Allemagne bien avant l’avènement du nazisme. Son ouvrage  « Les Juifs dans la Musique » fut une contribution majeure à la rationalisation de l’antisémitisme moderne.

En juillet 2001 le chef d’orchestre Daniel Barenboïm s’apprêtait à donner un concert en Israël, mais face au tollé quant à son intention de jouer du Wagner il retira cette partie-là du programme. Le concert eut donc lieu, mais au bout de quelques rappels il demanda au public s’il désirait malgré tout entendre du Wagner. Il y eut de vifs échanges dans la salle, au bout desquels une partie du public en sortit la rage au cœur, ce qui n’empêcha pas Barenboïm d’entamer un extrait de « Tristan et Isolde ».

Même s’il est vrai qu’il faut dissocier l’art de l’artiste, Barenboïm aurait dû comprendre qu’il avait l’obligation morale de respecter l’ostracisme concernant Wagner en Israël, dès lors qu’il y avait encore des rescapés de la Shoah en vie.

L’argument  comme quoi ceux-ci n’étaient pas obligés d’assister à ses concerts ne tient pas, parce que les prestations de Barenboïm, enfant du pays, ne passent pas inaperçues. Il avait donc le droit de jouer du Wagner, mais aussi le devoir de ne pas choquer.

Edward Saïd était un intellectuel américain d’origine palestinienne qui s’est distingué toute sa vie par une hostilité obsessionnelle envers Israël. Ami de Barenboïm, il co-fonda avec lui un orchestre composé d’Arabes et d’Israéliens, avec pour vocation d’établir un pont entre jeunes musiciens  qui autrement n’auraient sans doute jamais eu l’occasion de se connaître. Initiative louable si elle n’avait pas été conçue avec pour objectif de discréditer Israël et d’attiser les passions au lieu de les réduire.

Un des évènements hautement symboliques de cet orchestre fut un concert devant un public palestinien en Cisjordanie. Mais Barenboïm, qui déclarait ne pas vouloir connoter politiquement son orchestre, aurait dû comprendre qu’il avait l’obligation morale de le faire jouer également devant des Juifs de ce même territoire. Finalement il s’avère que ceux-ci  n’y avaient pas droit du seul fait d’être juifs.

La République Islamique d’Iran est une théocratie qui ignore la liberté d’expression, réprime les opposants, pratique la torture, la lapidation, les amputations, discrimine les femmes et les minorités. Ce régime est en guerre ouverte contre Israël par le truchement du Hezbollah et du Hamas, organisations terroristes armées et financées dans le but explicite de rayer Israël de la carte.  Par ailleurs l’Iran est soupçonné par la communauté internationale de développer une arme nucléaire avec Israël pour cible.

La Chancelière d’Allemagne projette ces jours-ci une visite en Iran en vue d’un rapprochement diplomatique et économique entre les deux nations. Barenboïm s’apprête à être du voyage afin de célébrer cet évènement à la tête de l’orchestre de Berlin. Mais il devrait comprendre que se produire sous la bannière de l’Allemagne dans un Iran qui projette d’assassiner six millions de Juifs est un geste qu’il est probablement seul à ne pas en mesurer le poids symbolique.

Le comble c’est qu’aux dernières nouvelles ce sont les autorités iraniennes elles-mêmes qui récusent Barenboïm  parce qu’il est juif, ce qui a le mérite d’être cohérent, puisqu’il  fait  partie de ceux qui sont visés par cette nouvelle Shoah que le régime iranien appelle de ses vœux.

Mais Barenboïm a des atouts dans la vie : en plus d’être un immense musicien, il est à la fois citoyen d’honneur de la Palestine et citoyen de déshonneur d’Israël.

Jean Sébastien Bach et Utube

Un violiste de premier plan s’est prêté à une expérience édifiante, diffusée sur Utube. Travesti en musicien de rue de Washington, il a joué pendant 45 minutes du Bach devant une station de métro sans attirer d’attention particulière. Sur le millier de passants qui a défilé, six se sont arrêtés pour écouter et vingt lui ont jeté une pièce sans ralentir le pas. Il a recueilli vingt-sept dollars alors que pour l’écouter en salle il fallait en débourser cent par personne.

Ce n’est pas l’expérience qui est étonnante, mais bien les conclusions qu’en tirent certaisn commentateurs. L’un dit « si nous ne prenons pas un moment pour nous arrêter et écouter l’un des meilleurs musiciens au monde jouer la meilleure musique jamais écrite, à côté de combien d’autres choses passons-nous? Un autre dit que « l’heure de pointe du métro n’est pas propice à l’appréciation d’une performance artistique ». Ce que ces réflexions ont en commun c’est qu’elles attribuent l’indifférence des passants à une espèce d’autisme dont ils seraient frappés quant le sublime ne se manifeste pas là où on l’attend. En d’autres mots, que ces mêmes gens sont pris d’extase en salle de concert, mais restent de marbre devant une bouche de métro.

Ce n’est pas du tout mon avis.

Je pense que cette expérience démontre que l’inculture qui règne en matière de musique est abyssale. Cela rappelle ce passage de « La Recherche » de Proust, où le narrateur raconte comment « Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! ».

Il y a extrêmement peu de mélomanes, non seulement parmi ceux qui prennent le métro, mais aussi parmi ceux qui paient 100 dollars pour aller au concert. Si les passants en question avaient pris le temps d’écouter le violoniste, la plupart n’auraient de toutes manières pas apprécié. Le problème c’est que les consommateurs sont nourris en décibels à satiété par l’équivalent musical de la restauration rapide, c’est-à-dire l’ingestion de produits où l’effort individuel est réduit au minimum.

Les morceaux joués par le violoniste étaient respectivement des extraits de la Partita No. 3 de Bach pour violon, BWV 1006 (Gavotte en rondo) et de la Partita No. 2, BWV 1004 (Chaconne). Quelle est la proportion de gens capables d’identifier ces morceaux au vol ? Minime, à n’en pas douter.

Si les passants n’ont pas été interpellés par les sublimes accents du violoniste c’était parce qu’ils ne comprenaient rien à la musique, et pas parce qu’ils étaient pressés.

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