La Princesse de Clèves ou l’inconstance de l’écrit

Ce qui rend un texte universel, que ce soit la Bible, « Le Roi Lear » ou « La Princesse de Clèves » c’est peut-être la quantité infinie d’interprétations auxquelles il peut donner lieu sans qu’il y ait contradiction. Chaque époque et chaque culture peut inventer un nouveau décodage tout en ne remettant pas en question les exégèses antérieures. celles-ci ne s’excluent donc pas les unes les autres mais s’ajoutent en couches successives qui génèrent un corpus indépendant de l’auteur.

Au premier degré la lecture de « La Princesse de Clèves » demande que l’on prenne en compte l’époque où l’ouvrage a été écrit. Les péripéties ne sont pas convaincantes et suscitent peu d’émotion parce qu’elles évoquent plutôt un conte de fées qu’une histoire peuplée d’êtres humains. Les sentiments des protagonistes, leurs réactions, leurs phobies, ne sont compréhensibles qu’à condition que l’on adhère à la convention qui veut que les personnages soient entiers et stables. C’est selon cette logique que se déroule l’intrigue, qui ne réserve donc aucune surprise. Chacun des personnages est dans son rôle, prisonnier de ses traits, et tout se passe comme si la partie était jouée d’avance et que personne n’avait de prise sur son enchaînement. Tout au long du récit il faut se redire qu’il y a des siècles entre la Princesse et nous, et qu’on s’y attarde parce que le livre fut novateur par sa forme lors de sa publication. Sinon on risque de conclure que l’histoire est mièvre, invraisemblable et naïve, et qu’un lecteur moderne n’a à s’y attarder que dans la mesure où il s’intéresse à l’histoire de la littérature.

C’est l’histoire d’une jeune aristocrate formée par l’éducation stricte de sa mère, qui lui enseigne que les charmes de l’amour sont autant de pièges dont il faut se garder afin de conserver sa vertu. La jeune fille applique ces préceptes à la lettre et ne laisse jamais ses pulsions s’emparer de son corps. C’est donc sans amour qu’elle épouse le Prince de Clèves tout en se sentant tenue de lui être d’une fidélité à toute épreuve. Sa conscience lui dicte que même ses pensées les plus intimes doivent lui être confiées. Le moment venu elle pousse la droiture jusqu’à lui avouer son penchant pour un soupirant, le Duc de Nemours. Le Prince de Clèves est pour sa part l’homme d’une seule femme, et meurt de chagrin en apprenant par la bouche même de son épouse que celle-ci l’a trompé, bien qu’uniquement en pensée.

Devenue veuve, la Princesse résiste cependant aux sollicitations du Duc de Nemours alors que rien ne les empêche de vivre leur passion. Mais elle est d’avis qu’ils tomberaient dans la banalité du mariage mondain après s’être aimés de manière si parfaitement platonique. Forte de ce que lui a enseigné sa mère elle doute d’ailleurs de la constance future du Duc de Nemours malgré ses promesses d’amour éternel. Elle pense aussi qu’étant impliquée dans la fin tragique du Prince de Clèves elle ne saurait refaire sa vie avec lui. Au lieu de cela elle choisit de se retirer de la vie de Cour pour se racheter par une existence plus austère mais vertueuse.

Le narratif est confondant pour notre époque, mais on peut aussi faire de « La Princesse de Clèves » une lecture différente. Il suffit de supposer que Madame de Lafayette pourrait avoir écrit le contraire de ce qu’elle a pensait, laissant au lecteur le soin de décrypter le récit. On peut penser que l’auteure savait parfaitement que personne ne se comportait dans la vraie vie comme ses héros. Que le Prince de Clèves n’était l’homme d’une seule femme que parce qu’il était d’une jalousie pathologique. Qu’il terrorisait son épouse de manière tellement lancinante qu’elle finissait par lui avouer ses pensées adultères. Qu’en réalité elle le faisait pour imprimer un tournant à sa vie qu’elle détestait. Qu’elle manipulait son entourage et méprisait les hommes. Qu’elle conquerrait sa liberté en provoquant la mort de son mari tout en n’épousant pas son soupirant. Que celui-ci n’avait servi que d’instrument pour arriver à ses fins. Qu’elle avait berné tout le monde y compris sa mère pour finir par vivre selon son goût une fois les gêneurs écartés et son indépendance assurée.

On peut penser que la Princesse de Clèves et Manon Lescaut sont les deux faces d’une même fesse.

L’amour au téléphone

•J’aime explorer ton corps sous tous les angles et en faire le tour comme si c’était la lune et que dès qu’une face réapparaissait c’était l’autre qui redevenait impénétrable
• Je n’arrive pas à croire que c’est à moi que tu parles
• Tu as une petite saillie en guise de ventre réplique bombée du creux de ma main comme si les deux avaient été conçus pour s’emboîter. J’aime bien caresser cette merveille avec toutes les précautions qu’on prend pour un objet précieux. C’est très doux très tendre
• Tu parles de mon corps pour éviter de parler de nous deux
• Tu n’aimes pas m’entendre louer les vertus de l’attente du manque de la frustration du désir qui n’en peut plus mais c’est un investissement. Le contraire d’ici et maintenant une manière d’espérer
• Des mots
• Je n’ai rien d’autre
• Tu as mais tu refuses de donner
• Quoi par exemple
• De l’argent
• Je paie tout
• Ça ne suffit pas
• Pourquoi
• Parce que nous ne sommes pas ensemble
• Qu’est-ce qui suffirait
• Que tu me prennes en charge
• Tu sais bien que je ne le ferai pas
• Alors donne-moi de l’argent sans me prendre en charge
• Combien
• Assez pour t’appauvrir
• C’est tout
• Non tu dois aussi tout me léguer à ta mort
• Pour quoi faire
• Pour me mettre à l’abri et pour que ma fille fasse des études
• C’est tout
• Non aussi pour que je trouve un homme qui m’aille
• Et l’amour dans tout ça
• Il n’y a pas d’amour tu le sais bien
• Nous sommes d’accord
• Je t’aime
• Moi aussi

Souvenir d’été

La présence militaire des Alliés en Allemagne avait mauvaise presse dans les années soixante dans une population qui, vingt ans après la guerre, la subissait en grognant. J’avais pour moi de pratiquer un peu la langue, ce qui me permettait de flâner en civil lors des permissions sans me faire repérer. Mes compagnons d’infortune, dépaysés, préféraient passer leurs dimanches à la caserne, où ils consacraient l’essentiel de leurs loisirs à ingurgiter des quantités effarantes de bière.

Quand il faisait beau j’allais à la piscine municipale de W…, superbe installation de plein air située au sein d’un parc verdoyant. Un jour de canicule je vis s’approcher de l’eau une jeune fille à la démarche chaloupée et à la croupe remarquable. N’ayant qu’une poitrine menue, tout se passait comme si la nature avait voulu compenser ce manque par des fesses somptueuses. Elle paradait ainsi à moitié nue, roulant sous le creux de sa cambrure deux robustes globes bronzés, d’un moule parfait, dont l’opulence était encore soulignée par la finesse de la taille et le galbe des cuisses. Le hasard l’emmena près de moi, et je nouai une aimable conversation avec l’adolescente. Je me surpris à être en verve sans savoir pourquoi.

Après avoir lézardé avec elle au soleil jusqu’au soir, je la raccompagnai jusqu’à sa porte, derrière laquelle j’étais interdit de séjour bien entendu. Elle me dit cependant de l’attendre devant sa maison, et s’y engouffra pour en ressortir peu après équipée d’une couverture. Elle m’entraîna dans les environs, et après avoir erré à tâtons dans une nuit d’encre elle jeta son dévolu sur un terrain vague, et posa la couverture à même le sol. Elle s’étendit, et m’invita à en faire autant. Au bout d’un déshabillage aussi précipité que sommaire nous nous saisîmes au milieu d’effluves citadines, et après quelques spasmes inondants nous nous quittâmes en nous promettant de nous retrouver dès que possible.

Au cours des semaines qui suivirent nous nous revîmes avec délectation, ayant pris le pli de nous accoupler dans les endroits les plus insolites et les positions les plus incongrues. Mais une fois la fraîcheur de l’automne revenue, son sens du confort finit par reprendre le dessus, et elle refusa de continuer à me voir dans des conditions aussi précaires. Comme je n’avais pas les moyens de lui offrir autre chose, notre idylle mourut avec l’été.

Je ne me souviens ni de son nom ni de son visage ni de ce qu’elle disait. Je ne me souviens que de l’objet qu’elle fut.

Ceci n’est pas une photo

J’aime quand tu es sur le point de me prendre en photo
Pourquoi
Parce que tu me regardes avec intensité
C’est parce que je dois tenir mon appareil et que je ne peux pas te toucher en même temps c’est un supplice
Tu pourras me toucher après
j’aimerais te toucher tout en prenant la photo
Facile
Comment
Tu fais venir un photographe et tu me touches pendant qu’il mitraille
Ca n’a rien à voir
Pourquoi
Parce que ce sera sa photo à lui et pas la mienne
C’est vrai que personne ne me regarde comme toi
C’est ce que je veux dire je voudrais poser mon regard sur toi et saisir le regard que tu m’envoies retour
Il est comment mon regard en retour
Tu as un air chaviré un peu vicieux
Vicieux
Oui tu plisses les yeux j’ai l’impression que tu deviens chinoise pendant une fraction de seconde
Et c’est ça que tu veux capturer mon côté chinois
Oui
Alors vas-y
Mais je viens de t’expliquer que je ne peux être à la fois devant et derrière l’objectif
Je vais m’imaginer que tu me touches et l’effet sera le même
Tu penses que rien qu’en imaginant tu peux avoir ce regard
Bien sûr
Mais alors c’est que tu peux l’avoir avec un autre aussi
Pourquoi pas l’essentiel c’est que je pense à toi et que l’autre n’y voit que du feu
Mais alors comment savoir si quand tu as ce regard avec moi ce n’est à l’autre que tu penses
Je ne peux pas le prouver tu dois me croire sur parole
C’est ce que tu dis à l’autre aussi
Tu m’énerves je ne veux plus de photo
Pourquoi
Parce que tu m’as mise en colère
J’aimerais te photographier en colère
Tu n’y arriveras pas
Pourquoi
Parce que quand je suis en colère je ne peux pas poser
Alors qu’est ce qu’on fait
Une photo mais en silence
D’accord mais j’ai besoin de ton regard chinois
Je ne peux pas le faire sur commande
Mais tu as dit que tu le pouvais
Je le peux quand c’est moi qui commande
J’ai une autre idée
Laquelle
Je vais photographier ton âme
Une âme ça ne se voit pas
Justement
Justement quoi
Je vais te photographier en ton absence
C’est impossible
En ta présence aussi tu viens de le démontrer
Alors je pars
Je te prendrai en photo quand tu seras partie
Tu es fou
Fou de qui
Fou tout court
Non, fou de toi
Alors prends-moi en photo
Non, pas aujourd’hui

Mourir de maigreur

J’avais dix-sept ans quand je rencontrai Arielle, et elle dix-huit. J’étais en quête non pas d’amour mais d’intelligence, alors c’est tout naturellement qu’elle m’éblouit dès les premiers instants. Disposant d’une perspicacité redoutable, elle voyait, comprenait et anticipait tout chez ses interlocuteurs, si bien que ceux-ci ne pouvaient qu’entériner ce mélange subtil d’intuition et de raison.

C’était une jolie fille, une brune aux longs cheveux bien avant la mode des brunes aux cheveux longs. Elle était mince et menue, et avait une manière effacée de se servir de son corps, qu’elle déplaçait avec une délicatesse qui tenait un peu de la danse. Tout dans son allure, sa voix, sa virtuosité verbale, me charma dès les premiers instants.

Elle était d’un abord facile, et prenait un intérêt réel à converser. Cela engageait à poursuivre, mais au bout d’un temps, variable mais généralement assez court, elle dressait un barrage aussi opaque qu’imprévisible, et son intérêt s’évaporait. Elle était par ailleurs d’une drôlerie irrésistible : sans jamais s’esclaffer elle était hilarante, pratiquant l’ironie et la dérision avec un art consommé. Elle abordait les situations les plus courantes sous un angle tellement inattendu, mais qui semblait d’une telle justesse après-coup, qu’on se demandait pourquoi on n’avait pas été capable de s’en apercevoir soi-même. Elle avait aussi la particularité de parler très vite, mais son débit – affolant pour tout le monde – était un véritable régal pour moi. C’était un moulin à paroles développant des idées dont la cohérence n’était jamais prise en défaut. En dépit de ce qui eût pu être perçu comme une forme de logorrhée je ne trouvais jamais qu’elle en disait trop.

Je suivais ses propos comme un feuilleton dont on ne se lasse pas. Elle suscitait une envie irrésistible de répliquer. Il lui suffisait d’émettre une remarque un rien singulière pour déclencher des échanges infinis. Tour à tour enjouée, nostalgique ou sombre, il lui arrivait de passer d’un registre à l’autre sans transition. Cela pouvait être déroutant pour qui n’en saisissait pas l’enchaînement, mais moi je m’y retrouvais.

Tout au long de notre histoire les livres accompagnèrent nos échanges. Lire était pour Arielle aussi naturel que respirer, et en tout cas plus que manger. Elle était insatiable pour tout ce qui relevait du vocabulaire, de l’orthographe et de la syntaxe. Elle avait en permanence plusieurs ouvrages en cours de lecture, lisait à toute occasion, et avait toujours un volume dans son sac. Elle me relançait souvent par un mot, une référence ou une citation qui me mettait en alerte. Je me sentais tenu de lire ce à quoi elle avait fait allusion, même si elle avait la manie gentiment perverse de minimiser son rôle après-coup, jouant à l’étonnée devant ma précipitation.

Alors que je l’avais perdue de vue depuis longtemps, elle m’écrivit soudain d’Irlande, où étaient apparus les premiers symptômes d’un mal distingué mais profond. Elle avait décidé de perdre du poids, et, kilo après kilo, basculait dans l’anorexie. Obsédée par la nourriture, la moindre ingestion entraînait une culpabilité dont elle ne se débarrassait qu’à force de vomissements. Parfois elle craignait d’avoir grossi sans avoir absorbé la moindre nourriture et courait les pharmacies en quête des balances, mais sans que cela la rassure parce qu’elle soupçonnait les pharmaciens de ne pas les calibrer. Elle avait ainsi perdu la notion de son propre volume, ne se trouvant jamais assez mince alors qu’elle était devenue squelettique.

Juste avant de mourir de maigreur, elle m’envoya un message pour m’annoncer qu’elle s’était cherchée toute sa vie, alors que moi je l’avais trouvée dès les premiers instants.

Mon père, ou une vie pour rien

Longtemps mon père sortait de bonne heure sans que l’on comprît ce qu’il faisait. Il eût fallu être bien perspicace pour deviner que ces sorties n’avaient d’énigmatique que le néant de leur objet. Il passait ses journées à errer en ville, le plus souvent dans les jardins publics. C’est ainsi que sa folie ordinaire ne fut jamais perceptible que par son entourage immédiat. Il eût en effet été difficile d’imaginer que cet homme apparemment normal, cultivé, affable, disposant du sens de l’humour, se levât de son lit le matin sans autre projet que d’attendre le soir pour s’y coucher. En dehors de cela il ne voyait personne, n’avait pas d’ami, pas de distraction, pas de travail, pas de soucis.

Malheureux, mais fermé, mon père cachait son mal de vivre avec soin. Sa vie étant réduite à peu de choses, il accusait ma mère d’avoir la folie des grandeurs dès lors qu’elle bataillait pour améliorer notre quotidien. Après des journées à ne rien faire, il dînait goulûment en famille et puis allait se coucher pour fuir dans un sommeil réparateur d’on ne savait de quoi. Comme il était aussi le premier levé, c’était lui qui relevait le courrier pour intercepter ce qui pouvait avoir un caractère officiel ou menaçant tel que les avertissements du fisc ou les requêtes de l’Administration. Il arrivait que n’ayant pas eu le temps d’escamoter ces plis redoutables, ma mère se précipitât pour lui vider les poches. Suivaient alors d’épouvantables empoignades, mes parents vociférant devant mon frère et moi qui tentions gauchement de les séparer. Ils entraient dans des délires de destruction terrifiants, saccageant tout ce qu’ils trouvaient à leur portée en proférant des malédictions dantesques sur fond de vaisselle brisée. Les phases de silence étaient encore plus terribles, quand couvait la haine. J’étais à la fois terrorisé et pris d’une immense pitié pour ces adultes au fond du malheur. J’aspirais à la mort en voyant mes parents se déchirer.

Des années entières s’écoulèrent durant lesquelles mes parents se côtoyèrent sans jamais s’adresser la parole autrement que par personne interposée. Mon enfance fut une souffrance de tous les jours, un tourment sans nom quel que soit l’angle sous lequel je la considère. Mes parents ne rompaient leur silence que pour livrer bataille dans notre réduit de misère, esclandres nocturnes dont les pulsations me parvenaient dans la pièce que je partageais avec mon frère qui essayait de me rassurer en essuyant mes larmes en promettant des lendemains qui chanteraient.

Tout au long de mon enfance, il y eut une confusion autour de l’existence de mon père, que beaucoup croyaient disparu ou décédé. Aucun de mes professeurs ne le rencontra jamais. Il n’était le pourvoyeur de la maisonnée sous aucune forme, n’apportant ni l’argent ni les ressources morales. Il n’avait pas le sens de la propriété, ne convoitait rien et tournait en dérision tout penchant à posséder quoique ce fût. Étant inadapté à la vie en société il estimait que celle-ci était comptable de sa survie, en vertu de quoi il s’octroyait le droit d’emprunter sans intention de rendre. Un jour, à court de cigarettes, il se mit à puiser dans mes économies d’enfant en siphonnant ma tirelire sou après sou, et récidiva jusqu’à ce que j’évente son manège. Je lui en voulus plus pour la honte que j’éprouvai à sa place que pour la malversation elle-même. J’avais sept ans.

Il advint que ma mère chassât mon père de la maison après qu’un créancier en furie fût venu réclamer son dû, dont ma mère ignorait tout. Mon père s’installa dans une mansarde de l’immeuble où nous habitions, et mon frère et moi prîmes sur nous de faire la navette entre sa retraite et notre étage pour le ravitailler. Après quelques mois de ce régime, ma mère le fit revenir quand, l’apercevant au détour d’une rue, elle fut alertée par son aspect famélique. Bien que souhaitant la disparition de mon père, elle ne se voulu jamais à en être l’instrument.

Il m’arrivait de traiter mon père avec cruauté en exploitant son impuissance et en trépignant pour imposer mes lubies. Je tirais parti de ses faiblesses pour assouvir mes caprices, et le manipulais avec cette habileté propre aux enfants qui savent se jouer d’un adulte faible. Je l’acculais dans des situations inextricables, le mettant en difficulté jusqu’à ce qu’il me cédât.
Très tôt mon père laissa s’inverser la répartition conventionnelle de nos rôles respectifs. C’était moi qui commandais et lui qui obéissait. Il se cantonnait dans une attitude infantile avec le rituel associé. Je le félicitais quand il avait été sage, et le grondais quand il avait démérité. J’étais touché par la gentillesse qu’il me témoignait avec ses pauvres moyens. Il m’aimait à sa manière, et m’admirait d’être mieux adapté à la vie que lui.

Nous passions beaucoup de temps ensemble. Cela me plaisait parce qu’il était charmant et affectueux. Ayant le goût de la musique, mais sans moyen d’aller au concert, il me faisait écouter la radio et chantonnait des classiques jusqu’à ce que je fusse capable d’en faire autant. Aujourd’hui encore je sens la marque du moment précis où je vibrai pour la première fois en entendant un vrai orchestre avec de vrais musiciens jouant sur de vrais instruments les airs que mon père m’avait appris dans la rue.

Sans occupation déterminée tout au long de la journée, mon père prenait plaisir à me cueillir à la sortie de l’école. Je me souviens de ces intermèdes d’une grande douceur, quand il me prenait par la main pour m’accompagner à la maison, où m’attendait son enfer conjugal.

Vers la fin de sa vie, mon père sombra dans une forme de démence sénile. Après deux ans de délire il fut frappé d’une hémorragie cérébrale et tomba dans un coma profond. Il fut hospitalisé, et je passai de nombreuses heures à le veiller. Au bout de quelques jours il tendit un bras au son de ma voix et contracta sa main pour me toucher. J’en fus bouleversé, parce que je crus qu’il avait perçu ma présence du fond de sa nuit, et qu’il avait choisi de se manifester à moi plutôt qu’à quiconque. Je me mis soudain à espérer qu’il allait sortir de sa torpeur et que j’y serais pour quelque chose. Je me dis que quel que fût son état de délabrement, tout valait mieux que la mort.

Il expira une heure plus tard.

Amos Oz, écrivain et sioniste

Amoz Oz, écrivain nobélisable, icône de l’intelligentsia israélienne de gauche, a publié dans le journal  « Le Monde » une chronique riche d’enseignements pour ceux qui croient qu’il constitue une voix dissonante dans le débat public. Il écrit : « l’usage de la force est vital pour notre pays, je n’en sous-estime pas l’importance. Sans elle, nous ne survivrions pas même vingt-quatre heures.»

Il y a bien entendu un contexte autour de cela, et pour ceux qui s’y intéressent, la chronique est disponible sur le site du « Monde ». Il n’en reste pas moins que venant de la part d’Amos Oz, une telle profession de foi a des implications pour ceux qui le présentent comme défendant des thèses diamétralement opposées à celle de l’establishment israélien.

Amos Oz n’est pas un écrivain recroquevillé sur son œuvre. C’est aussi un intellectuel, un homme d’action et un sioniste au sens le plus accompli du terme. Alors qu’il n’était qu’adolescent il s’est inscrit au kibboutz de sa propre initiative. Ensuite il a servi dans Tsahal et a participé – physiquement et moralement – à tous les combats d’Israël jusqu’à l’opération « Plomb Durci » contre Gaza, qu’il a soutenue sans ambiguïté.

En lisant attentivement sa chronique il s’avère qu’Amos Oz suggère une stratégie qui ne contredit en rien les grandes lignes de la politique israélienne d’aujourd’hui ou du passé. La différence avec les responsables politique portent essentiellement  sur les moyens de mettre un terme au conflit, et non sur les concessions qu’il faudrait faire pour y arriver.

Globalement, la vision d’Amos Oz correspond à ce à quoi une majorité d’israéliens aspirent, pour autant ils aient la sécurité en contrepartie. Il n’y a pas grand-monde en Israël qui objecterait à une paix véritable en échange de territoires. Les quelques irréductibles qui s’y opposeraient ne viendraient pas à bout de la démocratie israélienne.

Que le gouvernement israélien n’abatte pas ses cartes avant de négocier relève d’une précaution élémentaire, encore que la proposition du gouvernement Olmert  a été révélée au public, d’où il ressort que l’offre du premier ministre d’alors était qualifiée « d’intéressante » par l’Autorité Palestinienne, mais qu’elle n’y a pas répondu « parce qu’elle savait que le gouvernement allait tomber», après quoi elle a refusé de s’asseoir avec Netanyahu sous prétexte qu’elle « ne le croyait pas sincère», ceci malgré le gel de la construction en Cisjordanie.

Il faut une grille de lecture particulièrement fine pour saisir ce que dit vraiment Amos Oz par rapport à d’autres courants en Israël. En ce qui concerne la les Territoires il y en a qui trouvent qu’il ne faut rien lâcher contre du vent, que c’est un atout pour négocier, mais d’autres qui disent qu’il vaut mieux se replier derrière les frontières de 1967 pour faire cesser une occupation dévastatrice à la fois pour les palestiniens et les israéliens. Mais alors les premiers disent qu’on se retrouverait exposé comme en 1967, avec en plus l’Iran aux portes de Tel-Aviv. Quant aux juifs religieux, certains disent qu’ils ne lâcheront jamais Jérusalem-Est, mais d’autres disent que la spiritualité est dans la tête et pas dans la terre. Quant aux druzes et aux bédouins, il y en a qui sont encore plus radicaux contre les palestiniens que ne le sont beaucoup de juifs, etc.. etc..

Voici en tout cas ce que disait Amos Oz dans une interview donnée en 2003 à « La Paix Maintenant », mais qui n’a pas perdu de son actualité : « …je pensais que si les Palestiniens se voyaient offrir ce que Ehoud Barak leur a offert a Camp David, ils répondraient par une contre-proposition. J’admets que je n’imaginais pas que de proposer une solution avec deux États, deux capitales, et le retour de 92 ou 95 ou 97% des territoires déclencherait une vague d’hostilité contre nous. Cela a été pour moi un très grand choc. »

Elle court tous les jours

Elle court
Tous les jours
Sur les dunes
Mais aussi
Le bitume

Elle est jolie
Cette  fille
Que j’ai vue
Entrevue
Et voulue
De mes mains
Ce matin

Son corps
Si menu
Presque  nu
Si agile
Élancé
Si fragile
Si musclé
S’est lancé
Sur les prés

Elle observe
Amusée
Mon air
Médusé
Joliesse
Refusée
A mon corps
Usagé

Rue du Tapin

Pavés humides
Abris sordides
Secrètes bâtisses
Fleurant la pisse

Port immense,
Quais en transes
Frêles grues
Aux ombres nues

Tant de belles
En recel
Cruel tapin
Leur seul chemin

Criards clients
Impatients
Ni nubiles
Ni dociles

Pauvres hères
En galère
Piètre clan
Si rebutant

Visite guidée
Factice musée
Muses fanées
Filles fatiguées

Leste affaire
Pour pas si cher
Sept minutes
Et droit au but

Prompte passe
Dans l’impasse
Sans nulle trace
De la face

Jambes moulues
Et corps rompus
Humeur   giclée
Ejaculée

L’attentat

Il pleut sans pluie
Une pluie de pleurs
Morne rumeur
D’un cri du cœur

Qui se meurt

C’était un passant
Qui passait
Par hasard
Tout à l’heure
Mais trop tard
C’était son heure
Ou trop tôt
C’est selon
Le Démon

Le passant
Démuni
Est fait

Stupéfait
Il vacille

Et Vas-y
Divine
Palestine
Ô terroir
De Terreur
Assassine

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