L’avenir de la judéité

La transmission du savoir, et donc de l’Histoire, est antérieure à l’avènement de l’écriture, et est indissociable de la notion de civilisation. L’Histoire ne commence pas avec l’écriture, mais avec l’Homo Sapiens qui sait d’emblée que  l’homme pensant ne se réduit pas à ses déterminants naturels. L’Histoire,  c’est le magma des réminiscences transgénérationnelles qui se cristallisent au fil du temps et construisent une mémoire dans la conscience collective.

Les sociétés humaines se sont développées dans des environnements différents, ce qui explique leur hétérogénéité. Chaque homme est à la fois un individu et un maillon de la société dont il fait partie, qu’il construit avec ses semblables. C’est dans ce sens que l’Histoire est aléatoire et qu’il n’y a ni Homme universel ni valeurs universelles, et qu’il ne peut par conséquent pas y avoir de civilisation universelle.  Les civilisations sont diverses, depuis toujours et pour toujours, et n’ont en commun que la volonté, aléatoire elle aussi,  de persister dans leur être sans qu’il y  ait à cette vitalité de substrat logique.

Michel Onfray[1] compare les civilisations à des organismes vivants qui naissent, croissent, atteignent un apogée, et meurent. Il considère que la civilisation occidentale, qu’il appelle judéo-chrétienne, est en train de dériver de son ancrage culturel au bénéfice d’un consumérisme à tous crins dont la seule loi semble être celle du marché. Il voit dans ce phénomène le  symptôme d’un déclin.

Concernant l’avenir de la judéité, il faut commencer par intérioriser que ni la vie humaine ni l’Histoire n’ont de sens, autre que celui que chacun veut bien lui donner. Les Juifs peuvent certes s’assigner un destin en tant que peuple, mais sans jamais considérer cela comme autre chose qu’une valeur, qui comme toutes les valeurs sont subjectives et reposent sur une tautologie.

Le projet sioniste des origines avait pour objectif de dissocier l’identité juive de toute transcendance. C’était l’idée théorisée par des penseurs comme Bialik[2] et Ahad Ha’am[3]. Ceux-ci craignaient paradoxalement que l’émancipation des Juifs au cours du 19ème siècle ne les conduise à l’abandon de la religion, à l’assimilation, voire à la conversion. Pour prévenir cette dilution ils ont mis en évidence l’idée que l’identité juive relevait avant tout d’une histoire multimillénaire, d’une terre, d’un corpus littéraire, d’une éthique et d’une langue, et non pas d’une religion.  Le retour à la souveraineté nationale du peuple juif avait donc dans leur esprit pour fonction de pérenniser la judéité, et non pas le judaïsme.

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[1] Philosophe, écrivain et essayiste français. Créateur de l’université populaire de Caen. Cofondateur de la revue « Front Populaire ».

[2] Poète de langue hébraïque, prosateur, essayiste et journaliste. Mort en 1927 à Vienne.

[3] Penseur nationaliste juif et leader des « Amants de Sion », mort en 1927 à Tel Aviv.  L’un des pères de la littérature hébraïque moderne.

Non à la GPA

Mon opposition à la GPA ne relève pas pour moi prioritairement de l’instrumentalisation des gamètes ou des mères porteuses, ni même de la sordidité de cette industrie. C’est ainsi que l’on ne peut exclure que moyennant les garde-fous nécessaires, la GPA ne finisse par être légalisée et légitimée dans un monde régi par les lois du marché. L’on ne peut pas non plus exclure qu’au bout du compte (c’est le terme qui convient) il s’avère que ces enfants ne se distinguent en rien de ceux qui ne relèvent pas du commerce.

Mais même dans ce cas, la question de fond demeure, qui est celle de ce que l’on appelle le droit naturel. Il s’agit de déterminer si du point de vue philosophique (et non pas scientifique) l’on peut d’office et d’avance priver un enfant du père ou de la mère dont il est biologiquement, socialement et culturellement issu. Délibérément fabriquer des orphelins de naissance, aussi aimés et heureux soient-ils, est moralement inacceptable, même quand cette manœuvre est objectivement réussie. La GPA est à mon sens inhumaine parce que transhumaniste.

Faut-il craindre le transhumanisme ?

La question du transhumanisme doit être pensée dans le cadre plus général de la lame de fond technologique de notre époque. On ne peut y réfléchir sans prendre en considération d’autres aspects de cette révolution. Le fait par exemple que chaque individu est désormais géolocalisable par son téléphone n’est que le premier pas vers un monde où il ne sera même plus nécessaire de s’équiper d’un portable, parce que le concept même d’anonymat ou d’absence aura disparu.

La science est la seule chose réellement universelle au monde, et l’ingéniosité déployée par l’homme pour maitriser la matière date de l’aube de l’humanité. Nietzsche avait d’ailleurs du dédain pour la science, précisément parce que l’observation du monde physique est accessible à tout un chacun.

Longtemps les hommes de science ont cherché à dégager une intention dans la réalité du monde sous forme de transcendance. L’approche aristotélicienne incluait le savoir et le sens dans un même ensemble. Mais le XVIIe siècle a vu l’émergence d’une nouvelle conception de la science en vertu de laquelle seules sont prises en considération les lois de la nature. Le divorce entre sens et science est consommé depuis.

Toute assertion concernant la science doit pouvoir être réduite à des notions quantitatives. La science pose des diagnostics et aboutit aux mêmes conclusions quels que soient les hommes qui les prononcent. La recherche scientifique relève de la logique et s’impose à l’homme.

La rigueur scientifique commande d’ignorer tout élément subjectif, politique ou téléologique[1]. La recherche n’a pas pour moteur quelque vision du monde que ce soit. Elle ne s’intéresse qu’aux faits. On ne peut en extrapoler ni interdit ni exigence. La science traite de la réalité, insère les faits dans un système où ils sont confrontés à d’autres faits, et révèle leurs liens fonctionnels.

Confronté à l’évidence scientifique, l’homme n’a d’autre choix que de s’y soumettre. Si ce qu’il découvre est incompatible avec ses valeurs, il ne peut faire autrement que de l’assumer. Il ne peut y avoir de dilemme lié au progrès scientifique et le chercheur n’a pas à anticiper les conséquences de ses travaux. Nous ne pouvons donc nous tourner vers la science pour découvrir ce qu’il convient de faire avec la science.

La science s’occupe de ce qui est, alors que l’éthique s’occupe de ce qui devrait être, ou de ce qui est souhaitable du point de vue humain. Tenter de déduire de l’éthique à partir de l’observation de la nature confine à la superstition, parce que l’éthique est une abstraction qui ne relève pas de la nécessité.  Yeshayahu Leibowitz[2] disait qu’il n’est  « jamais nécessaire pour un être humain de faire une chose particulière, et ceci quelle que soit la situation où il se trouve. Il peut toujours faire le contraire. C’est vrai de tout homme, de tout groupe humain et de toute réalité sociale et politique.[3] »

Ce constat illustre la liberté ontologique de l’homme, autrement dit le libre arbitre. Il conduit l’homme à s’interroger sur sa propre existence, à réfléchir à sa place dans le monde et à donner un sens à sa vie.

Une fois jeté dans le monde, l’homme est semblable à un enfant laissé à lui-même dans un magasin de jouets. Il est libre de saisir tout ce qui s’y trouve, mais dans un temps limité. Même sans connaître l’heure, l’enfant sait intuitivement que le magasin fermera à la tombée de la nuit, et qu’il ne pourra emporter aucun jouet avec lui. Cette conscience de la finitude, que même un enfant peut éprouver, est la source de l’angoisse métaphysique de l’homme adulte.

L’angoisse métaphysique est salvatrice. Elle nous renvoie à notre moi profond. Elle nous apprend l’embarras du choix face au monde et nous emmène à décider de nos interactions avec notre environnement. Elle nous apprend qu’en tant qu’individus nous ne pouvons procéder autrement qu’en faisant des choix dans un monde que nous n’avons pourtant pas choisi. L’angoisse métaphysique est liée à la certitude de la mort et constitue le moteur de la créativité.

Quand on demande à Woody Allen comment il souhaite qu’on se souvienne de lui après sa mort, il répond qu’il ne veut pas mourir. Mais s’il était éternel il ne réaliserait sans doute jamais de films, parce qu’il se dirait qu’il peut toujours s’y mettre le lendemain ou lors du millénaire suivant. La vérité est qu’il n’aurait rien à raconter. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Adam, le Premier Homme du récit biblique, n’a laissé aucune trace avant de devenir mortel.

La créativité humaine, c’est l’interaction entre l’esprit et la matière dans la perspective de la mort. C’est ainsi que ce qui détermine son action est ce qu’il veut.  En l’occurrence, nous ne devons pas nous demander ce que le transhumanisme pourrait faire de nous, mais ce que nous voulons faire du transhumanisme. Mais quoi que nous décidions nous devons nous méfier de tout consensus. Tout au plus pouvons-nous nous mettre d’accord sur base de compromis

La mouvance transhumaniste promeut l’usage combiné de différentes technologies en vue d’améliorer les capacités physiques et mentales des humains. Certaines recherches ont pour  finalité de créer des individus augmentés, de prolonger la vie, de supprimer le vieillissement, voire de tuer la mort.

Mais le progrès scientifique a toujours été à double tranchant. De la domestication du feu jusqu’au séquençage du génome humain, aucune découverte ne peut être considérée comme essentiellement éthique, ou au contraire incompatible avec elle.

Face au danger que pourrait constituer une technologie transhumaniste aux implications imprédictibles, l’on pourrait être tenté d’en contrôler le développement. Cela pourrait inciter la communauté internationale à confier à une institution impartiale la mission de faire barrage à toute dérive.

Mais cette peur de l’inconnu pourrait produire une idéologie hostile à la science en installant une technocratie régulatrice sans contrepouvoir. Celle-ci imposerait une politique transnationale contrôlant la recherche, l’économie, la culture et la vie privée. Les Etats renonceraient à leur souveraineté au bénéfice d’une union sacrée visant à intercepter toute initiative suspecte. Une telle gouvernance aurait dans son cahier de charge des dispositifs contraignants gommant les différences culturelles, ethniques et philosophiques au bénéfice d’une pensée unique.

La manière dont la pandémie du Corona a été gérée par de nombreux Etats est un cas d’école en la matière. Le confinement, la distanciation sociale et le catéchisme sanitaire ont été anxiogènes pour des peuples entiers et ont desservi l’économie. Les violations des droits de l’homme et la privation de libertés individuelles ont montré avec quelle désinvolture les démocraties les plus sûres pouvaient basculer dans le totalitarisme en un temps record.

Il faut se garder de combattre le mal par le mal en légiférant à tort et à travers. Une gouvernance universelle censée nous protéger constituerait une tyrannie. Il faut s’opposer à toute régulation à l’échelle du monde de la recherche scientifique, qu’il s’agisse de transhumanisme, d’écologisme, de bioéthique, de dérèglement climatique ou de toute autre menace réelle ou supposée pesant sur l’espèce humaine. Le communisme, le fascisme et le théocratisme n’ont jamais été que des universalismes menant à l’enfer par le chemin des bonnes intentions.

Considérons ce verset de la Parasha[4] Noé à propos de la Tour de Babel :

וַיְהִ֥י כׇל־הָאָ֖רֶץ שָׂפָ֣ה אֶחָ֑ת וּדְבָרִ֖ים אֲחָדִֽים׃

(Toute la terre avait une même langue et des paroles semblables[5] )

Interprétation de Leibowitz : « Il existe à notre époque une idéologie qui pousse  à l’uniformisation de la pensée. Selon cette conception  l’humanité ne devrait former qu’un bloc indifférencié et sans conflits. Mais en réalité il n’y a rien de plus dangereux que ce conformisme qui étouffe la pensée. On ne peut imaginer tyrannie plus absolue. La Torah nous explique que Dieu a empêché la construction de la Tour de Babel en créant une humanité faite de contradictions, de différenciations et de valeurs multiples pour lesquelles les êtres humains doivent lutter afin de faire barrage à l’enfer  d’un universalisme  fait d’uniformité ».

En marge du transhumanisme il existe aussi une crainte diffuse selon laquelle des ordinateurs surpuissants pourraient un jour développer une pensée humanoïde en émulant l’action des synapses entre neurones et cellules nerveuses. Un enchainement de milliards de milliards de « 1 » et de « 0 » générerait ainsi une conscience animant des androïdes reproductibles aptes à aimer, à détester, à souffrir, à jouir, à désirer, à distinguer entre le bien et le mal, à produire de l’art, à tuer et à craindre la mort.   Au nom du droit des machines il serait alors interdit de leur nuire, de les humilier, de les torturer ou de les détruire. Leur existence bénéficierait du même caractère d’intangibilité que la vie humaine.  Nous serions solidaires de ces machines et elles le seraient de nous. Ne pas leur venir en aide en cas de panne logicielle ou mécanique constituerait un délit de non-assistance à machine en danger. Elles seraient justiciables sur base d’un code pénal similaire dans son principe au nôtre. Elles seraient soumises à l’impôt en tant qu’individus disposant de biens enregistrés dans la blockchain[6].

Mais il y a dans cette fantasmagorie une impasse logique. L’homme est peut-être à même de doter la machine de tous les mécanismes et algorithmes possibles, mais pas de la clé de sa propre liberté, puisqu’il ignore lui-même à quoi elle tient. Quelle que serait la capacité de calcul de la machine, elle serait incapable de manifester la moindre intention, étant donné que l’intention n’est déductible ni de la raison ni de la logique. Craindre dès lors que la machine pourrait décider de s’emparer du pouvoir des hommes est une hypothèse qui relève de la paranoïa plutôt que  de la science.

Ivan Fiodorovitch, l’un des personnages des « Frères Karamazov [7]» est un intellectuel qui s’interroge sur l’éthique et le libre arbitre, les deux étant liés. Il vient à la conclusion que sans croyance en Dieu le mal l’emporterait dans un monde livré à lui-même. Mais l’on peut aussi penser qu’en l’absence de Dieu le bien et le mal sont présents à parts égales dans le monde des hommes.

L’accélération du progrès technique doit nous faire réfléchir, sachant que toute nouvelle technologie porte en elle le meilleur et le pire. Un transhumanisme mal maitrisé pourrait être dévastateur en modifiant le corps humain de manière à le rendre hybride de manière irréversible. Il ne fait pas de doute que cela aurait des répercussions sociologiques, historiques et politiques majeures.

Mais l’homme pensant n’a pas changé depuis Aristote malgré l’incommensurable progrès technique, parce qu’aucune abstraction de l’esprit humain ne puise sa source dans la matérialité du monde. Ni les nations, ni l’argent, ni les droits de l’homme, ni la justice, ni le contrat social ni la démocratie ne se trouvent dans le monde physique. Ce sont des représentations sans lien avec la nature. Dans le même ordre d’idées, la technologie ne saurait neutraliser l’esprit humain, tout simplement parce qu’elle n’y a pas accès.

Nous assistons à un changement de civilisation multifactoriel dont les velléités transhumanistes constituent l’un des aspects, mais ce serait une erreur que d’en faire un épouvantail. Le passage à la révolution industrielle n’a pas été non plus de tout repos, mais a fini par réduire la misère dans le monde.

Considérons ce verset de la Genèse:

וַיֹּ֣אמֶר אֱלֹהִ֔ים נַֽעֲשֶׂ֥ה אָדָ֛ם בְּצַלְמֵ֖נוּ כִּדְמוּתֵ֑נוּ וְיִרְדּוּ֩ בִדְגַ֨ת הַיָּ֜ם וּבְע֣וֹף הַשָּׁמַ֗יִם וּבַבְּהֵמָה֙ וּבְכָל־הָאָ֔רֶץ וּבְכָל־הָרֶ֖מֶשׂ הָֽרֹמֵ֥שׂ עַל־הָאָֽרֶץ׃

« Et Dieu dit faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »

En conclusion il est raisonnable de penser que ce ne sera jamais la matière qui transformera l’homme, et que l’homme continuera à assujettir la matière comme il le fait depuis le vol du feu par Prométhée.

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[1] L’idée que le monde obéit à une finalité.

[2] Chimiste, médecin, historien de la science, philosophe, érudit du judaïsme  et moraliste israélien, considéré comme l’un des intellectuels les plus marquants de la société israélienne, et l’une de ses personnalités les plus controversées pour ses avis tranchés sur la morale, l’éthique, la politique, et la religion. Rédacteur en chef de l’Encyclopédie hébraïque.

[3] Peuple, Terre et État, Paris, Éditions Plon, 1995

[4] Unité de division du texte de la Torah.

[5] Genèse 11:1

[6] Technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle.

[7] Le dernier roman de Fiodor Dostoïevski.

Intelligence artificielle et conscience.

Le « cogito ergum sum » – je pense donc je suis – de Descartes est une certitude qui ne peut être révoquée en aucune manière par celui-là même  qui l’exprime. L’homme qui pense, pour autant qu’il soit doué de raison, ne peut nier ni même douter qu’il pense et donc qu’il est. Penser, c’est  se questionner sur son existence, réfléchir sur sa place dans le monde et sur le sens de sa vie.  Penser et être ne sont en fait qu’une seule et même chose chez l’être humain. La certitude d’être précède et conditionne toutes les autres certitudes du point de vue méthodologique. Quant à la matière, on ne peut exclure que son existence ne soit, littéralement,  qu’une vue de l’esprit.

Le  matérialisme, en revanche,  postule qu’il n’y a au monde rien d’autre que de la matière, ou en tous cas que tout est physique. Vu sous cet angle, la pensée ne serait pas indépendante de la matière, mais en serait au contraire une manifestation assez récente dans l’histoire du monde. La pensée humaine  aurait émergé au fil d’une évolution s’étalant sur des milliards d’années, comme un des effets de la complexification du vivant. L’homo sapiens ne serait que l’aboutissement d’un processus biologique qui, partant de microorganismes unicellulaires, aurait fini par produire la pensée,  de la même manière qu’il a fini par produire le corps humain lui-même.

Des ordinateurs infiniment plus puissants que ceux d’aujourd’hui pourraient donc, du moins en théorie, produire elles aussi de la pensée, en émulant de manière artificielle l’action des synapses entre neurones et cellules nerveuses. Un enchainement de milliards de milliards  de « 1 » et de « 0 » se métamorphoseraient ainsi en pensée animant des robots ou des androïdes aptes à aimer, détester, souffrir, jouir, désirer,  distinguer entre le bien et le mal, produire de l’art, tuer et craindre la mort.

Ces machines pourraient donc, tout comme Descartes, dire « je pense donc je suis  ».  Cela poserait un défi éthique, puisqu’il serait interdit, au nom du droit des machines, de les peiner, de les humilier, de les torturer ou de les détruire. Leur existence bénéficierait ainsi du même caractère d’intangibilité que la vie humaine.  Nous serions solidaires de ces machines et elles seraient solidaires de nous. Ne pas leur venir en aide en cas de panne logicielle constituerait un délit de non-assistance à machine en danger. Elles seraient en revanche justiciables tout comme nous sur base d’un code pénal, peut-être adapté, mais similaire dans son principe au nôtre. Elles seraient même soumises à l’impôt en tant qu’individus à part entière disposant de revenus et de biens.

Mais il y a une impasse logique dans cette représentation, parce qu’elle suppose que le mécanisme de décision de la machine serait démontrable, ce qui est l’antithèse du concept de libre arbitre, lui-même indissociable de la pensée humaine. Autrement dit, si l’on pouvait remonter à ce qui fait que la machine pense nécessairement d’une certaine manière et pas d’une autre, révélerait qu’elle n’est pas libre. Ceci parce que la pensée humaine relève d’une intentionnalité liée à la conscience de soi, or une intention s’inscrivant dans une chaine causale ne saurait par définition être libre. L’hypothèse d’une pensée déterminée est donc une contradiction dans les termes et constitue une proposition antinomique.

Théocratie et dictature

Une théocratie est-elle forcement une dictature ? Du point de vue sémantique cette distinction s’impose, puisque ces termes ne sont en principe ni synonymes ni interchangeables. L’on note cependant que ces notions se confondent souvent dans le langage courant. La question est de comprendre pourquoi.

Selon ChatGPT  « les théocraties sont des systèmes politiques où le pouvoir est détenu par une autorité religieuse ou une divinité. La combinaison d’une théocratie avec un gouvernement dictatorial signifie que le dirigeant religieux ou spirituel exerce un contrôle absolu sur l’État et impose son autorité de manière arbitraire, sans respecter les droits et libertés fondamentales des citoyens. »

Cette définition relève empiriquement un lien de cause à effet entre théocratie et dictature au cours de l’Histoire. Autrement dit elle pose que toute théocratie tend à tourner à la dictature. La source de la Loi étant le gouvernement de Dieu, le peuple n’a pas le pouvoir de la modifier. C’est au guide spirituel ou au monarque de droit divin de l’interpréter sur base de textes sacrés. Mais comme le peuple n’a pas droit de cité, l’exercice du pouvoir par le clergé finit par tomber dans l’arbitraire.

Il y a un épisode dans la Torah au cours duquel le prophète Samuel tente de dissuader le peuple qui aspire à la monarchie. Il prévient que le Roi exercerait un pouvoir absolu sous couvert de religion.  Il lèverait des impôts et mobiliserait les hommes pour renforcer son emprise. Il confisquerait leurs biens pour les redistribuer à sa cour en prétextant servir Dieu. Cette prophétie se réalise sous le Roi Saül, qui en prenant de l’âge est victime de son Hubris, et sombre dans la folie.

Le Roi  Salomon quant à lui commence son règne dans le respect de la Torah. Mais plus tard il écrase le peuple par une intolérable pression fiscale afin de financer ses projets abyssaux, et entretenir ses innombrables femmes. Il leur installe des idoles païennes en plein milieu du Temple, qu’il a pourtant construit à la gloire du Dieu d’Israël.

Son fils Réhoboam lui succède et s’adresse au peuple en disant  « mon père vous a chargés d’un joug pesant et moi j’augmenterai votre joug; mon père vous a châtiés avec des fouets, et moi je vous châtierai avec des scorpions [1]». Le tout au nom de Dieu, bien entendu.

Yeshayahu Leibowitz, homme de science et philosophe, bien qu’étant lui-même Juif orthodoxe, soutenait avec passion le combat en faveur d’une séparation radicale entre religion et Etat en Israël. Il craignait l’avènement d’une théocratie, dont il prédisait qu’elle serait une dictature : «  l’on ne peut se fier à l’intelligence ni à la bonne volonté des hommes. Leur niveau intellectuel et spirituel est dans la plupart des cas médiocre. Ce qui donne tout son sens à la démocratie, c’est que bien que les hommes ne soient pas égaux ils ont des droits égaux. Il faut cependant se garder de l’idée que la voix du peuple est éthique du seul fait d’être majoritaire. Une majorité peut être bête et méchante, mais au moins la démocratie permet-elle de changer de gouvernement dans le cadre du système plutôt que par la violence.[2] »

Vu sous cet angle théocratie et dictature sont donc inextricablement liées.

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[1] Premier livre des Rois, chapitre 12.

[2] Compilé dans « Leibowitz ou l’absence de Dieu », Daniel Horowitz, Collection « Ouverture Philosophique », Editions l’Harmattan,

Fracture

« Fracture » est un téléfilm français qui date de 2010. Il raconte l’histoire d’Anna Kagan, une jeune professeure juive affectée à un poste  difficile dans une école où la plupart des élèves sont issus de l’immigration.

Deux thèses s’affrontent dans « Fracture ».

La première est qu’il n’y a pas de fatalité, que l’Education Nationale et le système de santé sont perfectibles moyennant une volonté politique au niveau économique et humain. Il faut donc chercher à changer les choses.

La deuxième est que la partie est perdue, et que non seulement le dévouement personnel ne sert plus à rien, mais qu’il détruit celui ou celle qui persiste à vouloir changer les choses.

Cette dialectique est illustrée par la scène-clé ou Vidal, professeur vétéran, annonce sa démission pour partir à la recherche du bonheur avec sa compagne, alors que Kagan, professeure débutante, refuse de baisser les bras, quitte à ruiner  son couple.

Le film dépeint la complexité d’une société qui dysfonctionne, où les tragédies s’enchainent sans qu’il y ait de coupables ou de responsables. Un mal systémique qui abrutit le sous-prolétariat (Slimane le djihadiste), même  si certains s’en sortent grâce à une trempe exceptionnelle (Zohra la coiffeuse).

Mais ce que Vidal et Kagan prennent pour quelque chose de ponctuel du point de vue historique est en réalité une lame de fond qui déferle sans entraves sur une civilisation occidentale à la dérive et en panne de spiritualité.

Plusieurs scènes du film décrivent à quel point leurs élèves ne se considèrent pas comme Français et estiment qu’ils n’ont pas à respecter la République.  Même nés en France ils restent mentalement rivés à leur origine. Ces adolescents se sentent d’ailleurs souvent plus proches des Palestiniens que de leurs propres concitoyens et pratiquent un antisionisme truffé de truismes antisémites.  Ils méprisent cette France de tradition chrétienne parce qu’ils considèrent l’Islam comme leur valeur suprême. Cette religion est d’une grande vitalité et a vocation à se propager dans une Europe en déclin.

L’Europe traîne une gueule de bois au bout d’un vingtième siècle sinistre qu’elle n’a toujours pas digéré. Elle est avachie et remet tout à des lendemains qui sans doute déchanteront. En attendant l’immigration extra-européenne qu’elle a encouragée n’est plus composée seulement d’individus, mais constitue en grande partie un peuple dans le peuple, sans intention de se dissoudre. Il y a désormais deux conceptions du monde qui s’affrontent dans la vielle Europe.

Kagan pense que ses élèves, aussi dissipés et récalcitrants soient-ils, sont amendables. Qu’en faisant preuve de pédagogie, d’intelligence, de compréhension et de patience, elle arrivera à les conduire sur le bon chemin. Mais c’est précisément cette notion de bon chemin qui pose problème.

Il n’existe, dans l’absolu, ni  bons  chemins ni bonnes  valeurs. Personne n’en a le monopole. Les spiritualités varient d’une culture à l’autre sans qu’il y ait de règle qui puisse les hiérarchiser ou en expliquer les différences de manière logique.

Le  bon chemin de Kagan est incompatible avec celui de ses élèves. L’imprégnation dans leur esprit de structures héritées de leurs ancêtres est profonde, or ils ne voient pas au nom de quoi ils les renieraient. Des valeurs telles que la laïcité, l’égalité hommes-femmes, la liberté d’expression ou le droit au blasphème sont vus par eux comme des sacrilèges. A leurs yeux la spiritualité dont ils sont porteurs prime sur ce que Kagan pourrait bien avoir à leur transmettre.

La préface de l’ouvrage « Puissance et décadence » du philosophe Michel Onfray se termine ainsi : « Le Titanic va couler. Il ne nous reste que l’élégance de la fin. Ca ne suffira pas pour construire une civilisation. Mais c’est assez pour opposer une résistance romantique à l’inéluctable ».

L’Art

Certains pensent que l’art relève uniquement du génie d’individus qui grâce à leurs dons hors-normes expriment quelque chose d’universel. Mais l’inspiration ne surgit pas par génération spontanée. L’art ne relève pas de l’âme d’une seule personne mais de celle d’une civilisation entière. Les créateurs ne sont pas dotés d’une grâce intemporelle venue de nulle part. L’art a ses racines dans la spiritualité des peuples et est l’avatar d’une maturation qui s’étale sur des siècles et parfois des millénaires. Ce sont les couches thésaurisées de l’Histoire qui rendent l’art possible. C’est le temps long de l’Histoire qui nourrit le temps court de la création artistique. Le Premier Homme du récit biblique ne produisait pas d’art parce qu’il se confondait avec l’éternité de la Nature. Ce n’est que quand il a été jeté dans le monde de la mort et du temps qu’il a commencé à créer.  Aussi innovants que soient les artistes ils n’expriment jamais que l’esprit du temps présent aux prises avec le temps passé.

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