Alain Finkielkraut lâche Renaud Camus

Il faut savoir faire la distinction entre une œuvre et son auteur, que ce soit dans le domaine de l’art, de la littérature ou de la pensée. On peut prendre acte de la grandeur de Wagner dans la musique, de celle de Céline dans le roman ou de celle de Heidegger dans la philosophie tout en gardant à l’esprit la petitesse  morale de ces personnages.

Dans un ouvrage publié en 2000 l’écrivain Renaud Camus relevait ceci : « Les collaborateurs juifs de l’émission « Panorama » de France Culture exagèrent un peu tout de même : d’une part, ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six, ou cinq sur sept, ce qui, sur un poste national ou presque officiel constitue une nette surreprésentation d’un groupe ethnique ou religieux donné ; d’autre part, ils font en sorte que une émission par semaine au moins soit consacrée à la culture juive, à la religion juive, à des écrivains juifs, à l’État d’Israël et à sa politique, à la vie des juifs en France et de par le monde, aujourd’hui ou à travers les siècles. »

Ces mots déclenchèrent ce qu’on a fini par appeler « l’affaire Renaud Camus », tempête médiatique qui aboutit au retrait de l’ouvrage, après quoi celui-ci fut réédité avec des blancs en lieu et place de passages jugés antisémites.

Alain Finkielkraut prit la défense de Camus envers et contre tous, arguant que celui-ci n’avait somme toute qu’émis une opinion comme quoi le service public aurait failli à sa neutralité dans une de ses émissions radio. Il estimait par ailleurs que les détracteurs de Camus qui ne connaissaient pas son œuvre n’avaient pas qualité à le condamner sur base de quelques lignes sorties de leur contexte.

J’étais  adepte de Finkielkraut parce que je lui trouvais un air de prophète d’Israël avec sa manière désespérée de dépeindre l’avenir à la lumière du présent. Mais concernant « l’affaire Renaud Camus » sa position me laissa perplexe.  D’une part il m’était difficile d’admettre que Finkielkraut se trompe, mais d’autre part je ne pouvais faire l’impasse sur ce que me soufflait mon intuition.

Je me suis dit que là où Finkielkraut avait un point de vue, c’était qu’avant de se prononcer il fallait au moins lire Camus. J’ai donc lu « Campagne de France »« Du sens » et « Le Grand Remplacement ». Cela m’a permis de découvrir un écrivain majeur, mais j’ai appris du même coup ses fréquentations, son mini-parti politique et son appel à voter Front National, toutes choses qui n’ont fait que conforter mon idée qu’il s’agissait là d’un « antisémite de basse intensité ». Un antisémite de basse intensité c’est quelqu’un qui n’est pas obsédé par les Juifs, mais qui ne les aime pas parce que cela fait partie de sa culture.

Dernièrement Camus a twitté que  « le génocide des juifs était sans doute plus criminel mais paraît tout de même un peu petit bras auprès du remplacisme global ». Peut-être entend-il par là que le changement de civilisation qu’implique l’arrivée des migrants en Occident est un évènement plus important que la Shoah du point de vue historique.

Réaction de Finkielkraut : «  Je souffre de voir Renaud Camus s’égarer de cette manière. Il veut provoquer un sursaut, résultat, il provoque un haut-le-cœur, même chez les plus clairvoyants.  Renaud Camus appelle à la Résistance, c’est là que je me sépare radicalement de lui.»

Finkielkraut a donc fini par lâcher Camus, mais comment est-il possible qu’il l’ait défendu pendant si longtemps ? Il est vrai que le diagnostic de Camus sur la France d’aujourd’hui a beaucoup en commun avec la pensée de Finkielkraut, mais peut-on être de connivence avec un antisémite du simple fait que l’on partage certaines de ses idées ? C’est une vraie question.

Savoir ou vouloir d’après Leibowitz

Le philosophe Yeshayahu Leibowitz [1]expliquait la différence de nature entre ce que l’homme sait et ce que l’homme veut. Vouloir ne consiste pas à choisir ce qui est préférable, raisonnable ou logique, mais en est au contraire l’antithèse. En voici la démonstration, inspirée par une des conférences de Leibowitz.

Un couple se présente au tribunal en vue de régler son divorce. Le juge doit se prononcer sur le partage des biens ainsi que sur la garde des enfants. Il examine les données qui lui sont fournies par le couple, et réfléchit à la manière de départager les biens de manière correcte. Une fois ces données compilées il calcule ce qui revient à l’un et à l’autre et démontre la pertinence de son raisonnement. Cela donne par exemple que l’un à droit à 45% et l’autre à 55%. A noter qu’à ce stade il ne s’agit pas de ce que le juge veut mais bien de ce qu’il déduit des informations qui lui ont été soumises. Son rôle consiste donc uniquement à valider la conformité de l’évaluation des biens effectuée par lui-même ou par des tiers.

Ensuite il s’agit de déterminer qui aura la garde des enfants, étant entendu que cette décision doit être prise en fonction du bien des enfants uniquement, notion qui doit primer sur toute autre considération. Maintenant vérifions de quelles informations dispose le juge pour trancher. Il connaît la personnalité du père comme celle de la mère, et aussi leur situation matérielle respective. Il sait dans quelle conditions les enfants se retrouveraient chez l’un ou chez l’autre. Ce savoir suffit-il pour en déduire quelque chose au plan logique ? Le juge sait que les enfants auront, dans ce cas précis, un niveau de vie supérieur à ce que la mère a à offrir. La mère, en revanche, dispose d’un contexte culturel et intellectuel plus élevé que le père. Il est donc établi que les enfants auraient une vie plus confortable chez le père, mais que chez la mère ils bénéficieraient d’une meilleure éducation. Souvenons-nous que le juge doit arbitrer en ayant à l’esprit le bien des enfants, et rien d’autre.

Le problème c’est que le bien ne découle pas d’un quelconque savoir, parce que rien au monde n’est bien en soi.

Le juge ne va pas donc décider en fonction de ce qu’il sait, mais de ce qu’il veut, parce que sa décision échappe à toute rationalisation. Il se peut qu’il tranche en faveur du confort matériel plutôt que pour une meilleure éducation, mais il se peut tout aussi bien qu’un autre juge décide l’inverse, tout en disposant des mêmes informations et ayant lui aussi le bien des enfants à cœur.

 

[1] Décédé en 1994.  Professeur de biochimie, philosophie, neuropsychologie, chimie organique et neurologie. Erudit de la pensée juive, il fut rédacteur en chef de la première encyclopédie universelle en langue hébraïque.

La question du déterminisme

La question du déterminisme est insoluble parce que nous en sommes à la fois l’objet et le sujet. Que nous posions que nous sommes déterminés, ou au contraire que nous sommes libres relève du dogme parce que ni l’un ni l’autre n’est démontrable. Dire que nous sommes déterminés est par ailleurs une impasse logique : de Lucrèce à Spinoza à Onfray en passant par Nietzsche (« aime ton destin ») il y a une posture paradoxale qui consiste à prendre acte de notre absence de choix, ce qui est un choix en soi.

L’homme ne fait jamais que ce qu’il veut. Kant illustre cela avec l’histoire suivante : Un homme est déféré au tribunal après avoir commis un vol. Le juge lui demande s’il sait qu’il n’a pas le droit de voler. Le voleur répond qu’il le sait. Le juge lui demande pourquoi il vole néanmoins. Le voleur répond que c’est parce qu’il ne peut pas s’en empêcher, que c’est plus fort que lui. Le juge lui demande s’il volerait encore s’il avait la certitude d’avoir la tête tranchée la minute d’après. Le voleur lui répond que non, il ne volerait plus. Le juge conclut que l’argument selon lequel  le voleur ne peut pas s’empêcher de voler ne tient pas, et que s’il vole, c’est qu’il veut voler, en conséquence de quoi il est condamné pour vol.

Quoi qu’il en soit, et si vraiment nous ne sommes que des robots obéissant à des algorithmes, aucun être humain n’est capable de penser cela de lui-même. Il est vrai que chacun est le produit de son bagage génétique, de son milieu, de ses parents, de son vécu, etc.., mais en même temps chaque homme a l’aptitude à prendre conscience de son aliénation, s’il le veut. Qui a soif peut décider de ne pas boire, et qui a froid peut décider de ne pas se chauffer. Dans la vraie vie cela peut consister à aller contre son milieu, sa culture, son éducation, sa famille, ses habitudes, ses sentiments, ses convictions, et même ses désirs. L’homme ne domine pas la Nature, mais a le pouvoir de contrôler sa propre nature. Bien qu’il n’y ait aucun effet sans cause, la volonté humaine semble échapper à cette règle. Ce phénomène est proprement incompréhensible au plan physique, ce qui en fait une question métaphysique.

Le hasard existe-t-il ?

Le hasard n’existe pasMême en physique quantique l’imprévisibilité des particules est contestée par certains physiciens[1] en ce sens qu’ils estiment que leur état semble aléatoire uniquement parce qu’il nous manque des paramètres, et que quand bien même nous exclurions cette hypothèse il se pourrait qu’il y en ait dont nous ignorons l’existence et qui échappent à l’expérimentation.

Un thème qui revient de manière récurrente dans les échanges entre scientifiques à propos du hasard est celui de l’ignorance des causes de ce qui arrive, ce qui les emmènent à définir le hasard comme processus  aléatoire. Selon cette définition l’on peut certes diminuer les incertitudes  dans une certaine mesure (améliorer par exemple les prévisions météorologiques), mais les causes profondes étant sans liens apparents et infiniment multiples il faut renoncer à en faire le tour.

Cette incertitude devient alors dans le langage courant synonyme de hasard, ce qui est en fait un abus de langage. En effet, même si les causes sont impossibles  à saisir ou même à théoriser, il n’en reste pas moins que ce sont des causes, et partant l’on ne peut qu’en déduire que rien n’aurait pu se produire autrement que ce qui s’est produit. Il ne s’agit donc pas de hasard. Dans ces conditions le monde serait totalement déterminé, et il n’y aurait pas de hasard, mais seulement une  inaptitude humaine à appréhender la globalité des causes.

Si la volonté humaine n’était qu’un effet de la causalité globale tout comme le mouvement des astres, alors nous pourrions trancher dans le sens du déterminisme de Spinoza. Mais selon Yeshayahu Leibowitz [2], la volonté humaine n’est pas l’effet d’une cause. Cette volonté est sans lien avec le monde et est détachée de tout. Du point de vue sémantique, vouloir est l’antithèse de déduire et ne répond à aucune logique. C’est cette aptitude singulière qui permet le libre arbitre.

Si l’on oppose le libre arbitre au déterminisme intégral, alors le postulat de Spinoza s’écroule. Si la volonté humaine est non-contingente comme l’enseigne Leibowitz, alors elle constitue bien une cause, mais pour le coup il s’agit d’une cause imprévisible par définition.

Cela signifie que dans ce cas il y aurait quelque chose d’interférant dans le cours de la Nature sous l’impulsion de la volonté humaine. En d’autres mots, qu’il y aurait deux mondes : celui de la matière régie par les lois de la Nature, et celui de l’esprit qui agirait sur cette même Nature, phénomène inconnaissable  mais qu’il serait justifié de qualifier de hasard du fait qu’il serait sans cause. Cela correspondrait  à l’intuition de la Torah comme quoi l’homme serait à l’image de Dieu, c’est à-dire cause de soi-même.

Nonobstant Spinoza, la nature humaine  est ainsi faite que la question du déterminisme ne peut avoir de réponse philosophique, parce que le simple fait que l’homme se pose cette question est en soi une réfutation du déterminisme intégral.

Dès lors que l’homme pense avoir une conscience, il ne peut faire autrement que de se penser libre. Et s’il est libre il a un effet sur le monde. Et s’il a un effet sur le monde c’est que le hasard existe.

[1] Einstein, entre autres.

[2] Penseur du judaïsme, philosophe et scientifique.

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A écouter sur France Culture: causerie sur le hasard menée par  le physicien Etienne Klein.

Réponse à Eytan à propos de Leibowitz

Accuser Leibowitz d’incohérence ou de provocation est une manière d’éluder le débat d’idées. Il est plus intéressant de s’attaquer à des points précis et d’essayer de les réfuter. La difficulté c’est que la plupart de ceux qui s’y frottent s’égarent dans une confusion entre foi et raison, ou opposent de l’émotion à des arguments.

La puissance intellectuelle de Leibowitz réside dans son imperturbable logique. Il est vrai qu’il lui est arrivé d’avoir des écarts de langage injustifiables, mais à d’autres occasions ses formules ont fait mouche parce qu’elles illustraient une réalité dérangeante.

Dans son cycle sur le « Guide des Égares » de Maïmonide,  un des élève de Leibowitz défend l’idée de l’intervention divine en relevant que « l’historiographie de la Thora nous enseigne que la Providence  veille sur le sort du peuple juif de manière spécifique. »

Réponse de Leibowitz : « A moi la Torah m’apprend que Jéroboam ben Yoash, le plus conquérant des Rois, celui  qui compte parmi les plus aguerris  qui ait jamais régné sur Israël, qui « rétablit la frontière d’Israël depuis Hamat jusqu’à la mer de la Plaine » et dont « les victoires permirent de restituer Damas à Israël» (Melakhim 2 Chap 14),  fut aussi un mécréant qui précipita le peuple d’Israël dans le péché, ce qui ne l’empêcha pas de prospérer tout au long de quarante deux ans de règne. Par opposition, je lis aussi dans la Thora que Josias Ben Amon, le seul Roi d’Israël véritablement vertueux (צדיק),  qui préserva le judaïsme et la Torah, qui servit Dieu de toute son âme, qui extirpa l’idolâtrie,  fut assassiné à trente-neuf ans, entraînant dans sa chute l’asservissement d’Israël. Voilà l’historiographie que je trouve dans la Torah, ce qui fait que je n’arrive pas du tout à comprendre comment vous en arrivez à voir un quelconque lien entre Histoire et foi. »

Le « Guide des Égares » ne figure pas dans la bibliographie du judaïsme orthodoxe, mais c’est pour des raison identiques à celles qui font que ces milieux se méfient de Leibowitz. Vous abondez dans mon sens en le relevant, parce que cela démontre qu’il y a bel et bien continuité entre Maïmonide et Leibowitz. Le « Guide des Égarés » que vous traitez de quantité négligeable, dont vous dites qu’il « n’intéresse que les milieux académiques » comme si c ‘était un anomalie,  a été écrit à l’âge de la maturité intellectuelle de Maïmonide, à un stade où il avait intégré l’essentiel du savoir philosophique, religieux, et scientifique de son temps. C’est le couronnement de sa pensée à la lumière de laquelle tout ce qu’il a écrit précédemment s’éclaire.

Des ouvrages de Maïmonide ont été brûlés en place publique après sa mort, mais cela en dit plus long sur les incendiaires que sur les incendiés. Comme disait le poète Heinrich Heine, « Là ou on brûle des livres on finit tôt ou tard par brûler des hommes. »  

Les sommités que vous citez en rapport avec la Kabbale sont toutes apparues de nombreux  siècles après la clôture du Talmud. Il est vrai que l’on murmure que la tradition mystique de la Kabbale date depuis la création du monde, mais le fait est que les Tanaïm  tout comme Maïmonide s’ont sont bien passés.

Tout dans la Torah est affaire d’interprétation, mais  si vous pensez que la Révélation est un fait historique, alors l’honnêteté intellectuelle commande que vous vous serviez des mêmes outils que pour démontrer n’importe quelle autre événement.

La question de savoir pourquoi accomplir les Commandements est centrale. Si c’est en vue d’obtenir quelque chose, alors c’est proche du paganisme, qui depuis l’aube de l’humanité tend à amadouer les Dieux pour obtenir une bonne vie. C’est ce qui dans le judaïsme s’appelle « emouna lo lishma » (la foi intéressée). Ce n’est pas proscrit par la Halakha, parce que Hazal estimaient que la foi intéressée finissait par mener à la « emouna lishma » (la foi pour elle-même).

לעולם יעסוק אדם בתורה ובמצווה, אפילו שלא לשמה, שמתוך שלא לשמה – בא לשמה

 

A quoi sert la pensée de Yeshayahu Leibowitz ?

L’on a tendance à qualifier Yeshayahu Leibowitz de philosophe, mais quand il s’agissait de judaïsme  il se limitait à enseigner une méthode et non pas à formuler des concepts ou à innover de quelque manière que ce soit. C’est cela qui rend sa doctrine si difficile à réfuter. Il expliquait à ses contradicteurs que rien de ce qu’il avançait n’était nouveau, et les confondait avec une virtuosité éblouissante en puisant dans les sources les plus traditionnelles du Talmud.

Son maître à penser était Maïmonide, considéré comme le plus grand des penseurs juifs depuis l’Antiquité,  or c’est à travers cette filiation qu’il faut appréhender Leibowitz. Les faiblesses que l’on peut trouver chez lui en matière de judaïsme ne sont donc jamais que les faiblesses de Maïmonide lui-même.

Il est important de comprendre qu’au Moyen-âge il y eut deux courants majeurs dans la pensée juive, qui, s’ils n’ont pas conduit à un schisme, sont néanmoins très éloignés l’un de l’autre du point de vue conceptuel.

Il y eut  d’une part Yehuda Halevy, père spirituel du sionisme religieux, relayé plus tard par le Rav Kook, et d’autre part Maïmonide, relayé lui par Leibowitz. Alors que le Rav Kook était un mystique imprégné de Kabbale, Leibowitz considérait celle-ci comme une intrusion de l’idolâtrie dans le judaïsme. Maïmonide n’a pas connu la vague kabbalistique qui n’a commencé à se répandre que vers le douzième siècle, mais il est probable qu’en tant que rationaliste il ne l’aurait jamais avalisée.

Certains se demandent à propos de Leibowitz à quoi peut bien servir une pensée qui ne donne aucune réponse aux questions existentielles du présent.   A cela Leibowitz aurait sans doute répondu que cette question n’a aucun sens si on la pose dans le contexte du judaïsme, parce qu’il ne faut pas chercher chez Dieu de réponse aux questions du passé, du présent ou de l’avenir. Attendre qu’il résolve des questions existentielles revient à croire que Dieu doit servir à quelque chose, alors que dans le judaïsme c’est l’homme qui doit servir Dieu.

Leibowitz aimait à dire que Dieu n’était ni un service de santé ni un parti politique. Quand un rescapé de la Shoah lui confiait qu’il avait cessé de croire après la guerre, Leibowitz lui rétorquait que c’était qu’avant la guerre il n’avait pas cru non plus en Dieu, mais seulement en l’aide de Dieu, ce qui n’est pas pareil.

Quelle est la signification profonde du premier verset de la Torah qui dit « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » ? D’après Leibowitz la seule chose que nous pouvons déduire de cette formulation cryptique c’est que Dieu ne fait pas partie du monde, puisque qu’Il était avant que le monde ne fût(אדון עולם אשר מלך בטרם כל יציר נברא).

Cela signifie que même si l’on considère que tout procède de Dieu, le monde tel que nous le connaissons n’obéit qu’aux lois de la Nature. C’est cela, selon Maïmonide, la Providence universelle.  La Providence individuelle quant à elle c’est le libre arbitre, qui fait que contrairement à tout ce que nous connaissons du Cosmos, l’homme a l’incompréhensible faculté de vouloir, ce qui est à l’image de Dieu (צלם אלוהים).

Croire que Dieu intervient dans la  Nature ou dans l’Histoire est une impasse  logique et confine à la superstition. Leibowitz insistait pour dire que n’importe qui doué de bon sens pouvait constater qu’il n’y avait aucune corrélation entre la pratique religieuse et ce qui nous arrive, à nous, à nos proches, à nos ennemis ou au monde en général. (צדיק ורע לו, רשע וטוב לו).

Tout cela n’enlève rien à la valeur de l’impressionnant corpus du judaïsme.  Ce monument d’intelligence a été construit au fil de millénaires par nos Anciens et constitue la colonne vertébrale et la raison d’être du peuple juif. Cette œuvre faite par des hommes pour des hommes doit donc continuer à être enseignée et enrichie pour que vive le peuple juif.  C’est d’ailleurs ce qu’a fait Leibowitz toute sa vie tout en sachant que les 613 Commandements de la Torah n’avaient aucun rapport  avec la marche du monde, dont il était convaincu que seule la science pouvait percer certains des secrets (עולם כמנהגו נוהג).

La conception de Leibowitz de la religion est la seule acceptable pour un esprit rationnel. Ceci par opposition à toute construction intellectuelle qui reposerait sur la Révélation comme fait historique, ce qui ne saurait être pris en compte par aucun système de pensée.

L’enseignement de Leibowitz comme celui de Maïmonide a consisté à remettre Dieu à sa vraie place, qui est celle de la transcendance, et qui n’est donc pas de ce monde. Par conséquent la réponse à la question « à quoi sert la pensée de Yeshayahu Leibowitz ? » est qu’elle sert à penser.

Ce n’est pas rien.

Michel Onfray et la crise des réfugiés

Confronté au déferlement actuel des réfugiés fuyant le monde arabo-musulman, il est du devoir du monde développé  de parer au plus pressé et de soulager cette misère dans la mesure du possible.

D’après le philosophe Michel Onfray ce serait l’Occident lui-même qui serait à la source de cette catastrophe. Il estime que les interventions en Afghanistan, au Moyen-Orient, en Lybie ou ailleurs ont déclenché une anarchie qui a fini par déstabiliser ces pays au point où leurs habitants cherchent à leur échapper par tous les moyens et en risquant leur vie. Cela soulève la question du droit d’ingérence, dont Onfray estime que c’est un  pseudo-droit, parce qu’il est à géométrie variable, et que quand des pays comme la France ou les Etats-Unis s’ingèrent, c’est qu’ils y ont intérêt, ce qui n’est sans doute pas faux.

Ceci dit l’on ne voit pas bien où est le mal si cela coïncide avec l’intérêt de populations  qui souffrent. Quand il y a 70 ans les Américains, les Canadiens, les Australiens, les Néo-Zélandais et d’autres jeunes venus du bout du monde ont débarqué en Europe pour  en chasser les Nazis, n’y avait-il pas d’intérêts matériels en jeu ? Etait-ce par humanisme pur ? Sans doute que non, mais il n’empêche que la cause était juste. D’ailleurs la défaite des Nazis n’a pas fait que des heureux: alors que l’Europe de l’Ouest a été libérée, l’Europe de l’Est est tombée sous la botte communiste.

Par ailleurs il y a une certaine condescendance à croire que tout est toujours la faute de l’Occident eu égard à son passé colonial. Les nations du tiers-monde ont leur logique à elles, leur histoire, leur politique et leurs aspirations. La vague islamiste qui balaie en ce moment la planète constitue une vraie pensée, aussi détestable soit-elle. C’est une vision du monde,  une spiritualité conquérante qui embrase les esprits jusqu’au sein même d’un Occident en déclin.

Onfray estime qu’au lieu de  mettre Saddam Hussein ou Kadhafi  hors d’état de nuire sans se soucier des conséquences, il aurait mieux valu laisser leurs peuples s’entretuer en paix.  Cela se peut, mais quand il laisse entendre que la tragédie  de ces  masses humaines actuellement en déroute sur les plaines d’Europe n’aurait pas eu lieu,  il se trompe.

En réalité ces centaines de milliers de réfugiés arabo-musulmans ou africains ne viennent que s’ajouter aux dizaines de millions qui y sont déjà. Il s’agit d’un mouvement de population dont la crise actuelle ne constitue qu’un pic. C’est ainsi que l’on peut s’attendre à ce que ce flux continuera aussi longtemps que les pays d’origine n’offriront aucune perspective d’avenir, autre que celle de mourir de faim ou de guerre.

Cette tragédie qui se déroule sous les yeux de nos télévision doivent rendre Israël plus attentif que jamais. Ce minuscule pays n’est qu’un ilot de stabilité au milieu d’un océan arabo-musulman pris dans un tsunami auto-destructeur.

Si l’Etat d’Israël n’avait pas été tout au long de son existence vigilant sur le plan éthique, stratégique, politique  et économique, s’il ne s’était pas  prémuni jour après jour des dangers qui le guettent, s’il n’avait pas veillé à étouffer dans l’œuf  les velléités  terroristes à  l’intérieur et à extérieur, alors les israéliens – tous les israéliens – juifs, arabes, chrétiens, druzes et  bédouins feraient aujourd’hui partie des masses en déshérence qui cherchent à échapper à la folie meurtrière qui s’est emparée de leurs pays d’origine, auxquels il semble inévitable que l’Occident finira tôt ou tard par devoir se  confronter, nonobstant  Onfray.

« Corps et Esprit » de Yeshayahu Leibowitz

Quand les interlocuteurs de Leibowitz[i]  s’étonnaient de certaines de ses idées, celui-ci insistait pour dire qu’il n’avait jamais rien inventé ni rien trouvé d’original. Il aimait citer Goethe qui disait que « tout ce qui est sage a déjà été pensé : il faut seulement essayer de le penser encore une fois. » A propos du problème psycho-physique, il rappelait que deux mille quatre cent ans  avant lui, Aristote s’était déjà interrogé sur la question de savoir comment  l’esprit communiquait avec la matière.

Leibowitz pose donc dans son essai « Corps et Esprit » une question aussi vielle que la science, qui est celle de la dichotomie entre  esprit et matière, mais la manière dont il conduit sa réflexion sous-tend que son intime conviction est qu’au fond ce n’est pas une question scientifique.

Selon Spinoza le monde serait exclusivement déterminé par les lois de la nature. Le cosmos ne serait qu’une chaine de causalité, où tout, depuis le magma originel jusqu’à l’être humain, serait matériel, et  que la conscience ne serait qu’une illusion. Le monde ne serait que le produit d’algorithmes résolus par des atomes se combinant sans fin, comme le pensait déjà Démocrite. Deux siècles après Spinoza, Darwin avançait qu’il n’y avait aucune différence de nature entre les formes de vie les plus élémentaires et l’Homo Sapiens.

Descartes était d’avis que les hommes avaient une âme, mais  que les animaux en étaient dépourvus, et n’étaient en quelque sorte que des robots naturels qui fonctionnaient sans rien éprouver. Il y a aujourd’hui un courant qui reprend l’idée de Descartes concernant les animaux pour l’étendre à l’homme, qui ne serait lui non plus rien d’autre qu’un robot naturel, la différence avec l’animal ne résidant que dans le degré de complexité. L’homme, tout comme l’animal, tout comme le monde végétal,  tout comme la matière inerte, ne serait qu’un agencement de matériaux, comme si le monde n’était qu’un jeu de Lego dont les pièces s’assembleraient et se désassembleraient selon un déterminisme absolu.

Leibowitz est d’avis que l’homme échappe au déterminisme grâce à son esprit.  En tant que neurobiologiste il voit la pensée à l’œuvre au travers de l’activité cérébrale, mais constate que du point de vue scientifique ce phénomène est incompréhensible, puisque la pensée ne dégage aucun énergie et ne laisse aucune trace dans la matière.  Il estime par conséquent que le siège de la pensée n’est pas le cerveau, celui-ci n’étant que le relais entre le corps et l’esprit.

La question psycho-physique est donc relative à cet échange entre le cerveau – ordinateur de l’organisme –  et la pensée,  entité immatérielle quel que soit l’angle d’où on la considère.

Leibowitz note qu’alors que dans l’univers tout se meut, rien ne « veut », excepté l’être humain. Celui-ci aurait une réflexivité lui permettant de transcender  la nature, ce qui suppose un dualisme entre matière et esprit. La question psycho-physique soulève donc la seule question philosophique sérieuse, qui est celle du libre arbitre. Leibowitz croit que nous en disposons, même si c’est une réalité dont nous ne comprenons pas la nature.

Comme Leibowitz a pour principe de poursuivre ses raisonnements jusqu’à l’épuisement – et parfois jusqu’à l’absurde –  il finit par conclure que bien que la question psycho-physique soit pertinente, nous n’en  connaîtrons jamais la réponse parce que cette quête aux confins de la science nous mène aux abords de la métaphysique.

Etymologiquement la métaphysique est une discipline qui traite de thèmes que l’on ne peut ranger parmi la physique. La métaphysique pose donc des problèmes par définition insolubles. La question est donc de savoir pourquoi l’homme se pose des questions insolubles. La réponse est que c’est une question métaphysique.

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[1] Décédé en 1994.  Professeur de biochimie, philosophie, neuropsychologie, chimie organique et neurologie. Erudit de la pensée juive, il fut rédacteur en chef de la première encyclopédie universelle en langue hébraïque.

Edgar Morin ou le philosophe errant

Il y a une douzaine d’années le sociologue Edgar Morin publiait une tribune cosignée par deux autres intellectuels[1] dans le journal « Le Monde ». Il s’agissait d’un brûlot  intitulé « Israël-Palestine : le cancer », posant que les palestiniens avaient le droit pour eux dans tous les cas de figure. Mais au delà de ce postulat creux le texte était truffé de contrevérités, d’élucubrations et de mensonges visant à diaboliser Israël. Plus tard la revue « Controverse » publia une  étude qui pulvérisait les sophismes de Morin.

Suite à cette tribune Avocats sans frontières et France-Israël engagèrent une procédure pour antisémitisme. Lors d’un premier procès les plaignants furent déboutés, mais plus tard  la Cour d’Appel condamna Morin pour « diffamation raciale et apologie des actes de terrorisme ». Finalement la Cour de Cassation mit un terme aux poursuites en considérant que la tribune relevait de la liberté d’expression.

La gauche dont se réclame Morin n’a jamais réussi à éliminer l’antisémitisme dans ses rangs malgré un antiracisme de façade. Il dénonçait d’ailleurs lui-même dès 1959 dans son livre « Autocritique » le dévoiement du communisme et les raisons qui l’emmenèrent à s’en désolidariser. Il reconnaissait à quel point il s’était fourvoyé au cours de sa jeunesse par rapport à sa condition juive:

« Déjà avant guerre, j’avais peur de réagir en Juif aux événements politiques, et j’étais heureux de m’opposer, pacifiste, au « bellicisme » de la plupart des autres. Au cours de l’été 1940, je me disais : « Mieux vaut le salut de 40 millions de Français que celui de 500 000 Juifs. » Les premières mesures raciales me renforcèrent dans cette sorte d’acceptation attristée … « J’étais même prêt a accepter l’immolation des Juifs si le salut des autres Français était à ce prix – si la fatalité de l’Histoire l’exigeait.

Morin nous révélera-t-il un jour ce que  la fatalité de l’Histoire exige d’Israël ?


[1] Sami Naïr, homme politique franco-algérien et Danièle Sallenave, écrivaine.

Réflexions sur les Réflexions sur la Question Juive de Sartre

« Réflexions sur la Question  Juive » est un essai publié en 1946 par Jean-Paul Sartre qui a souvent été décrié dans des milieux juifs parce que ceux-ci estimaient que sa définition du juif était par trop sommaire et manquait de profondeur.

D’après cet ouvrage le juif est un homme que les autres tiennent pour juif[1], et n’a donc pas de consistance autre que celle que le regard d’autrui lui confère. Sartre pensait que ce n’était ni leur passé, ni leur religion, ni leur sol qui unissaient les fils d’Israël, et que bien que le juif  fût parfaitement assimilable, il se définissait comme celui que les nations ne voulaient pas assimiler.Pour mettre un terme à l’antisémitisme ce n’était donc pas le juif qu’il fallait changer, mais l’antisémite. Il estimait en effet que même dans les démocraties avancées les antisémites maintenaient un cordon sanitaire qui permettait certes aux juifs de participer à la vie publique, mais qui les forçaient néanmoins à rester juifs envers et contre eux-mêmes. Dans ses “Réflexions”, Sartre estime qu’il y a ainsi un antisémitisme latent même chez les esprits qui se veulent ouverts, et qu’on peut distinguer chez le démocrate libéral une nuance d’antisémitisme: il est hostile au juif dans la mesure ou le juif s’avise de se penser comme juif.

Il y a selon les « Réflexions » deux catégories de juifs: d’une part les authentiques qui subissent leur condition de paria avec stoïcisme, et d’autre part les inauthentiques qui cherchent a se fondre dans la masse, mais sans jamais y parvenir. Cette difficulté a s’assimiler n’est en réalité que partiellement vraie, parce que bien que le juif qui le désire n’y arrive pratiquement jamais de son vivant, deux ou trois générations plus tard l’assimilation est néanmoins accomplie. Quand bien même Montaigne, Cervantès ou Christophe Colomb auraient eu du sang juif dans leurs veines comme certains le pensent, la dilution en était telle que même les antisémites les plus sévères ne s’en sont jamais formalisés.

C’est ainsi que de nombreux juifs se sont assimilés depuis plus de trois millénaires, sans quoi l’on en dénombrerait dans le monde d’aujourd’hui beaucoup plus que les quelque treize millions qui se revendiquent comme tels. Des douze tribus de l’Antiquité, dix se sont mélangées aux assyriens. Avant même l’ère chrétienne, des juifs s’hellénisaient de leur propre initiative. Plus tard une grande partie fut christianisée ou islamisée, le plus souvent de force. L’erreur de Sartre est de ne pas avoir concédé – ou compris – qu’il y avait parallèlement aux candidats à l’assimilation des juifs aspirant de toute leur âme à pérenniser le judaïsme en tant que culture, langue ou religion, sans oublier le rapport particulier à la terre d’Israël. C’est donc la complexité d’une  conscience identitaire sans soubassement territorial qui a entretenu la singularité du judaïsme, et non pas l’antisémitisme, comme le pensait Sartre. Le fait est que les juifs ont de tous temps eu la possibilité de s’assimiler, et y ont même été incités ou contraints. Mais il y eut aussi toujours un noyau dur qui s’y refusait de manière irréductible en considérant que s’assimiler revenait à choisir une solution de facilité au prix d’un reniement.

L’on peut comprendre à quel point la réduction du juif à une dimension sartrienne  peut être frustrante, voire blessante,  pour des juifs porteurs d’une spiritualité datant d’avant les grecs, d’avant la chrétienté et d’avant l’Islam. Mais cela n’empêche pas les « Réflexions » de relever d’une perspicacité et d’une finesse exceptionnelle pour tout ce qui concerne la psychologie du juif inauthentique et aussi celle de l’antisémite, que Sartre dépeint comme un lâche que ne veut pas s’avouer sa lâcheté.

Sartre représente le juif inauthentique comme un homme que les autres tiennent pour juif et qui a choisi de fuir devant cette situation insupportable.  Il joue à ne pas être juif  parce qu’il se sait regardé et prend les devants. Partout où il s’introduit pour fuir la réalité  juive il sent qu’on l’accueille comme juif et qu’on le pense à chaque instant comme tel. Quoi qu’il fasse, le juif inauthentique est habité par la conscience d’être juif. Il affirme qu’il n’est qu’un homme parmi d’autres, comme les autres, et pourtant se sent compromis par l’attitude du premier passant si ce passant est juif.

De nos jours encore, beaucoup d’intellectuels pourraient correspondre à la définition du juif inauthentique. Thierry Levy, avocat et écrivain notoire, a publié il y a quelques années un ouvrage intitulé  « Levy Oblige » dont l’objet est d’asséner à longueur de page qu’il n’est juif en rien, d’autant plus qu’il dit se sentir « chez soi dans une église », encore qu’il martèle qu’il « ne pratique aucune religion, ne respecte aucune tradition, ne fait partie d’aucun groupe, d’aucune coterie, d’aucun réseau », et enrage quand on lui prête des opinions sur base de son seul patronyme. Mais dans son ouvrage il va au-delà de son propos initial, commet une attaque en règle contre la communauté juive et dénonce  le retour en force du conservatisme religieux, de la fièvre identitaire associée au repli communautaire et de la persistance de la guerre en Palestine, sans que l’on comprenne en quoi cela relève du thème de son livre. Il pontifie et disserte à propos d’une culture dont il ignore à peu près tout malgré les miettes qu’il puise dans des lectures ciblées.

Oscar Mandel, dramaturge et essayiste américain, est l’auteur d’un pamphlet intitulé “Etre ou ne pas être juif” où il règle ses comptes avec ses origines. Il considère que son ascendance ne le définit en rien, mais ressent néanmoins le besoin d’exprimer un malaise face à ce qu’il ressent comme une pression – juive pour le coup – qui lui dénie le droit de se défaire de sa judéité.

Jean Daniel, écrivain et fondateur du « Nouvel Observateur », critique Israël avec un acharnement sinistre tout en se distanciant d’une manière appuyée de ses origines juives. Dans son essai « La Prison Juive » , il accuse certains juifs de s’être virtuellement enfermés dans une prison théologique, faisant ainsi obstacle à la paix en Israël. Il semble oublier que les islamistes du monde entier clament eux-mêmes qu’ils mènent une guerre de religion avec l’objectif déclaré de liquider Israël au nom de Dieu.

Des universitaires comme Edgar Morin ou Noam Chomsky, dont le métier consiste à penser, font preuve d’une hostilité irrationnelle et monomaniaque contre Israël, ce qui arrange les antisémites de tous bords, qui se procurent ainsi une légitimité à bon compte sous couvert d’antisionisme. Ils prennent ces personnalités à témoin, mais prennent aussi soin de renvoyer à leurs origines juives, ce qui conforte la thèse sartrienne de l’impossibilité de se déjudaïser aux yeux d’autrui.

Sartre fut un indéfectible compagnon de route des juifs. L’historien Michel Winock rappelle qu’il rompit avec l’Unesco en raison de positions anti-israéliennes de cet organisme; qu’il refusait les honneurs, dont le prix Nobel, mais acceptait d’être docteur honoris causa de l’Université Hébraïque de Jérusalem; qu’il défendait la légitimité de l’État juif malgré l’antisionisme de ses amis maoïstes; que face à l’embargo décrété par le général de Gaulle en 1967 il disait que « si l’on prétend aboutir à une paix négociée en retirant les armes à tout le monde, cela consiste à livrer l’État d’Israël aux Arabes »; qu’il réfutait le slogan comme quoi Israël serait une colonie;  qu’il estimait qu’on ne pouvait  reprocher aux Israéliens  de riposter « parce qu’on ne peut pas leur demander de se laisser systématiquement tuer sans répliquer ».

Il y a dans les « Réflexions sur la Question  Juive » de nombreuses pages qui attestent d’un incontestable entendement de l’âme juive: On  ne comprendra rien au rationalisme des juifs si l’on veut voir je ne sais quel goût abstrait pour la dispute au lieu de le prendre pour ce qu’il est: un jeune et vivace amour des hommes. Le rationalisme auquel le juif adhère si passionnément, c’est d’abord un exercice d’ascèse et de purification, une évasion dans l’universel. Le juif a le goût de l’intelligence pure, qu’il aime à exercer à propos de tout et de rien. Les juifs sont passionnément ennemis de la violence. Cette douceur obstinée qu’ils conservent au milieu des persécutions les plus atroces, ce sens de la justice et de la raison qu’ils opposent comme leur unique défense à une société hostile, brutale et injuste, c’est peut-être le meilleur du message qu’ils nous délivrent et la vraie marque de leur grandeur.

Sartre avait une perception aigüe de l’angoisse existentielle juive: un juif n’est jamais sûr de sa place ou de ses possessions; il ne saurait même affirmer qu’il sera encore demain dans le pays qu’il habite aujourd’hui, sa situation, ses pouvoirs et jusqu’à son droit de vivre peur être mis en question d’une minute à l’autre; en outre, il est hanté par cette image insaisissable et humiliante que les foules hostiles ont de lui. Son histoire est celle d’une errance de vingt siècle; à chaque instant, il doit s’attendre à reprendre son bâton. Le sang juif retombe sur toutes nos têtes.

Les « Réflexions » soulèvent aussi la lourde responsabilité du christianisme dans l’antisémitisme: ce qui pèse sur le juif originellement, c’est qu’il est l’assassin du Christ. Si l’on veut savoir ce qu’est le juif contemporain, c’est la conscience du chrétien qu’il faut interroger: il faut lui demander non pas « qu’est ce qu’un juif » ? mais « qu’as tu fait des juifs ». Comme le juif dépend de l’opinion pour sa profession, ses droits et sa vie, sa situation est tout à fait instable; légalement inattaquable, il est à la merci d’une humeur, d’une passion de la société « réelle ». Il guette les progrès de l’antisémitisme, il prévoit les crises comme le paysan guette et prévoit les orages; il calcule sans relâche les répercussions que les évènements auront sur sa propre position. Il n’acquerra jamais la sécurité du chrétien le plus humble.

En ignorant la réalité d’un judaïsme ne devant rien à l’antisémitisme, l’essai de Sartre avait témoigné en 1946 d’une regrettable lacune. Celle-ci fut comblée vers la fin de sa vie par son secrétaire Benny Levy, fondateur de la Gauche Prolétarienne devenu plus tard juif orthodoxe et docteur en philosophie. Grâce à lui Sartre finit par considérer que le judaïsme était une pensée digne d’examen, alors que toute sa vie il avait défendu l’athéisme.

La toute dernière phrase des « Réflexions sur la Question Juive » est lancinante, et forte d’une conviction qui près de sept décennies après sa parution n’a pas pris une ride:

Pas un français ne sera en sécurité tant qu’un juif, en France et dans le monde entier, pourra craindre pour sa vie.


[1] Les extraits repris en italique sont parfois modifiés au niveau de la syntaxe afin de pouvoir s’intégrer de manière naturelle dans le propos. Par ailleurs certains passages figurent ici de manière contiguë alors que dans le texte original ce n’est pas toujours le cas.

 

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