Le Dieu des religions

Le Dieu des religions repose sur une croyance qui par définition est indémontrable. Cependant il est possible d’établir que même si ce Dieu existe, il n’intervient pas dans le monde. Au plan pratique cela signifie qu’il faut apprécier tout commandement attribué au Dieu des religions comme étant d’origine humaine, parce qu’aucun homme ne peut démontrer qu’il est le porte-parole de ce Dieu-là. Ce n’est donc pas Dieu en tant que concept qui est en question, mais ses émissaires présumés. Dans le judaïsme ce sont les prophètes de la Bible qui sont censés établir un canal de communication entre Dieu et le commun des hommes.

Ces prophètes sont des mystiques, or le mysticisme relève d’un syndrome neurologique qui suscite des visions, des éblouissements ou des rêves éveillés. Ils peuvent entendre des voix, ou éprouver des émotions intenses telles que tristesse profonde ou joie infinie. Ces états sont conditionnés par des péripéties chimiques du cerveau que l’on peut provoquer expérimentalement par l’administration de drogues ou en soumettant le corps à des contraintes telles que privation de sommeil ou jeûne.

Cela n’enlève rien à l’authenticité de l’expérience mystique, mais ce qu’il faut savoir c’est que ces intervalles hallucinatoires ne reflètent jamais que la réalité du monde, bien que remaniée par l’imagination. Par exemple, quand un mystique voit un cheval ailé cela implique qu’il sait ce que c’est qu’un cheval et ce que sont des ailes, mais qu’en état de transe son imagination peut associer les deux comme il le ferait durant un rêve. Cependant aucun homme ne serait capable de se représenter – même en rêve – de cheval ailé s’il n’avait d’abord connaissance des éléments qui le constituent dans le réel.

L’idée de Dieu relève de la propension au sacré. Cette propension a notamment pour fonction de rassembler les hommes autour de valeurs communes et de susciter un sentiment d’appartenance. Mais l’homme est aussi capable de désacraliser l’objet sacré. Il y eut de tous temps des souverains adulés qui ont fini comme les derniers des criminels, et des civilisations entières qui ont disparu corps et biens. C’est apparemment pour éviter cela que le Dieu des religions monothéistes a été placé en lieu sûr de par une abstraction qui rend son caractère sacré plus robuste qu’une représentation matérielle.

La question de l’existence du Dieu des religions a des implications politiques, sociales, morales et psychologiques. Il ne s’agit pas d’un débat théorique, mais bien de déterminer si ce Dieu intervient dans le monde réel, directement ou à travers ceux qui se présentent comme ses envoyés, or il semble qu’il n’y ait à ce jour aucune recherche qui ait pu constater une intervention divine dans quel domaine que ce soit. Qu’il s’agisse de biologie, de chimie, de physique, d’astronomie ou de toute autre discipline, tout phénomène de la Nature semble – jusqu’à preuve du contraire – toujours relever de la causalité, c’est-à-dire de l’enchaînement de causes et d’effets, sans que rien ne vienne jamais infirmer cet enchaînement.

Il ne s’agit pas de contester la légitimité du sentiment religieux, qui est une réalité chez un grand nombre d’êtres humains. Mais tout comme l’amour, ce sentiment est subjectif et ne se laisse enfermer dans aucune norme. Il s’agit donc de reconnaître qu’il relève de l’intimité de chaque personne, qu’il peut différer d’un individu à l’autre, et ne peut donc fonder de règle imposable à tous. C’est pour cela que la séparation entre le Dieu des religions et l’Etat est une obligation pour tout système démocratique, ou seuls les dénominateurs vraiment communs peuvent fonder le droit.

Morale ou Nature

Si l’être humain était naturellement moral, il suffirait d’analyser  son comportement de manière méthodique, et de cerner ses dispositions à l’empathie.  Il s’agirait alors d’organiser la société de manière à promouvoir cette aptitude, et tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

En réalité, le vocable « naturellement moral » est antinomique, parce que la morale relève du libre arbitre, et la nature de ses  lois. Il y a donc d’un côté la nature, et d’un autre côté la morale. Non seulement ces notions ne peuvent être associées, mais elles sont  la plupart du temps en conflit l’une avec l’autre.

Considérer que la morale fait corps avec la nature revient à lui attribuer une fonction politique. En réalité la morale ne saurait être soumise à le collectivité  et peut même lui être opposée. Ce serait  plutôt à la société d’être soumise à la morale, si tant est que l’on puisse trouver une définition qui satisfasse tout le monde. C’est la tentation kantienne, mais c’est un échec autant du point de vue conceptuel que de son application.

Bien que l’on arrive à organiser la société autour d’un système de valeurs, ce n’est jamais qu’un consensus sans fondement autre que le consensus lui-même, qui à son tour relève d’un choix et non d’une nécessité. Vu sous cette angle, la morale repose sur une tautologie:  les hommes décident de valeurs, les déclarent sacrées, et se les prescrivent ensuite à eux-mêmes.

La morale est une valeur, or les valeurs, contrairement aux nécessités de la vie, ne s’ imposent à l’homme d’aucune manière et ne sont pas indispensables. Elles ne reposent ni sur des démonstrations ni sur un prétendu impératif catégorique. Elles sont l’expression de décisions indépendantes de toute considération qui ne relève pas du libre arbitre.

Considérons ce passage de « La Chute » de Camus:  «Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. J’avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j’entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat sur l’eau. Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement.»

La question de l’altérite surgit dès que la personne humaine prend conscience de soi-même comme objet distinct du reste du monde. La morale ressort ensuite de l’obligation de décider de son rapport à l’autre, aux autres, mais n’est pas une entreprise collective. L’on peut bien entendu étayer ses décisions, et même les partager avec d’autres, mais d’argument en argument on n’arrive jamais à en établir le bien-fondé de manière irréfutable.

L’épicurisme à la juive

Le pharisaïsme de l’Antiquité est à l’origine du judaïsme orthodoxe d’aujourd’hui. C’est ce courant qui a imposé le Talmud comme axe de la religion. Pour ce judaïsme-là, la Bible est un texte divin dont on ne peut apprécier les représentations qu’au moyen de l’exégèse talmudique.

La plupart des juifs n’observent cependant pas les commandements du Talmud, mais se revendiquent néanmoins comme juifs à part entière.  On les appelle Apikorsim, référence à Epicure, philosophe grec d’il y a plus de deux millénaires.

Epicure basait sa pensée sur la vision d’un monde sans maître. Cette manière de voir dépouillait la pratique religieuse de tout sens, le monde n’obéissant qu’aux lois de la Nature, qu’Epicure se représentait comme le fait d’atomes se combinant de manière aléatoire. Cette doctrine impliquait que l’homme devait vivre en fonction de son aspiration au bonheur.

Epicure recevait dans son jardin femmes, hommes et esclaves sur pied d’égalité parce qu’il considérait l’individu comme valeur suprême. Il pensait par ailleurs que chacun pouvait améliorer son sort au plan physique et spirituel en se cultivant. Il ne prétendait pour sa part pas savoir quoi que ce soit d’autre que ce que son intelligence ne fût à même de comprendre.

Les Apikorsim estiment que la Bible est une anthologie dont la rédaction s’est étalée sur un millénaire tout en faisant des emprunts à d’autres cultures. Chaque texte est imprégné de l’air du temps, ce qui explique la diversité de style, mais aussi l’hétérogénéité intellectuelle. La Bible n’a donc pas de cohérence conceptuelle, et doit être considérée comme un corpus ou coexistent des points de vue souvent en contradiction les uns par rapport aux autres. Les Apikorsim voient pour leur part dans le Dieu de la Bible une figure mutant au gré des époques. Ils estiment donc que les hommes ont créé Dieu à leur image.

Les Apikorsim constituent de nos jours la majorité des juifs. Ils voient dans la Bible un texte fondateur et y puisent de l’inspiration là où elle rejoint l’humanisme. Ils sont d’une certaine manière plus attachés à la Bible que les juifs orthodoxes eux-mêmes, qui ne l’explorent qu’au travers de la grille de lecture talmudique. C’est ainsi que les Apikorsim considèrent que la Bible fait partie du patrimoine de l’humanité.

Tout au long de la Bible il y a des péripéties qui suggèrent l’absence de Dieu. Dans l’Ecclésiaste, le narrateur dit son angoisse devant la nature cyclique du monde, et l’exprime en termes poignants dans des passages comme celui-ci: les vivants savent qu’ils mourront, tandis que les morts ne savent rien. Pour eux ni récompense ni souvenir. Leur amour, leur haine, leur jalousie, rien ne participe chez les morts de ce qui se passe sous le soleil. Va et mange ton pain, bois ton vin d’un cœur joyeux, car c’est ainsi que Dieu se plaît à te voir. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes le temps de ton existence. Profite de cet éphémère circonstance, car quels que soient tes efforts la vie est tout ce qu’il y a. Fais ce que tes moyens te permettent, car il n’y a ni avenir ni science ni sagesse dans le Néant vers lequel tu t’avances.

Dans le livre de Job on voit un homme bon et droit sur lequel Dieu s’acharne. Mais qui est donc ce Dieu de Job? C’est sans doute celui de Spinoza, celui qui est synonyme de Nature. A la fin du récit Job comprend que celle-ci n’est ni bonne ni mauvaise, mais qu’on ne peut que l’aimer.

Le récit d’Esther se déroule lors de l’Exil à Babylone. Le peuple juif y est menacé d’extermination, mais est sauvé par la Reine qui est juive. Dieu n’est pas mentionné une seule fois, et il y a rien de miraculeux dans le dénouement.  Il en ressort que l’histoire des hommes ne peut être faite que par eux.

Le Cantique des Cantiques est une compilation de poèmes à caractère érotique qui célèbre le plaisir, la jeunesse, la beauté physique et la sexualité.

Quand Abraham apprend que les villes de Sodome et de Gomorrhe sont sur le point d’être anéanties, il lance à Dieu: Vas-tu exterminer le juste avec le méchant? Prends garde de commettre cela, comme si le juste et le méchant  étaient pareils. Le Juge de l’Univers se refuserait-il à prononcer un jugement ?

N’est ce pas ce que tout homme ressent quand la Nature entre dans un délire de destruction? Abraham met là en évidence le mutisme de Dieu.

Quand le même Abraham s’apprête à égorger son fils, les croyants y voient la forme la plus aboutie de la foi. Mais on peut arguer que l’ange qui retient in extremis le geste d’Abraham, c’est sa conscience qui lui souffle qu’un Dieu qui exige qu’on lui sacrifie ce qu’on a de plus cher ne peut qu’être un produit de l’imagination. C’est donc la raison qui dégage le couteau des mains d’un homme sous le coup d’une hallucination.

Caïn assassine Abel sans dire un mot, sans lui laisser le temps de réagir, par pure jalousie. Là aussi Dieu laisse les hommes régler leurs comptes sans se manifester.

Le Dieu qui interdit à l’Homme de gouter à l’Arbre de la Connaissance fait penser aux régimes totalitaires qui font tout pour empêcher que l’homme prenne  son destin en mains. Alors que certains considèrent l’accès à la Connaissance comme un péché, les Apikorsim y voient au contraire l’essence de la condition humaine.

Dans la culture israélienne la Bible est redevenue centrale parce que c’est un point commun à tous les courants, de l’orthodoxie juive à l’athéisme radical. Elle  fait l’objet d’ intenses recherches et est une référence populaire. Mais le Talmud, La Kabbale et les milliers de commentaires qui vont de pair connaissent aussi un renouveau grâce aux Apikorsim, qui jettent un lumière nouvelle sur la pensée juive de Moïse à Levinas en passant par Philon, Maïmonide, Spinoza, Buber, Freud, Kafka, Einstein et d’autres.

Il est vrai que les Apikorsim pratiquent la raison comme mode de communication privilégié, mais il serait erroné de penser qu’ils ne croient en rien: ils croient en la vie avant la mort.

Y a-t-il des valeurs universelles ?

Yeshayahou Leibowitz, juif de stricte observance, scientifique et philosophe, était un continuateur de Maïmonide, mais aussi un intellectuel du vingtième siècle qui ne pouvait reprendre tels quels tous les présupposés du Moyen-âge. La différence réside en ce que Maïmonide se voulait rationaliste en posant qu’il était possible de démontrer l’existence de Dieu de manière quasi-certaine.

Leibowitz, comme la plupart des penseurs modernes, croyants ou pas, réfute ces démonstrations mais pose que l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu n’empêche pas qu’on le considère comme une valeur suprême. Cette posture oxymorique peut rendre perplexe, parce que cela signifie que pour Leibowitz on peut construire une vision du monde en faisant l’impasse sur la Raison.

A cela Leibowitz répond qu’aucune valeur n’est rationnelle. Ce qui donne le vertige dans son enseignement c’est la déconstruction des valeurs quelles qu’elles soient, dont il dit qu’elles sont discrétionnaires, et que prétendre qu’il y aurait des valeurs universelles est un non-sens. Bien qu’elles soient le propre de l’homme, les valeurs reposent donc sur des décisions arbitraires. Par conséquent il n’y aurait aucune valeur opposable à autrui, ni individuellement, ni collectivement, ni localement ni universellement.

L’idée qu’il n’existerait pas de valeur universelle est dérangeante pour un esprit moderne, parce que l’homme occidental est convaincu que les valeurs sont liées à la Raison et qu’elles en découlent de manière logique. Cela implique que tous les hommes devraient déboucher sur une même morale simplement en suivant le fil de la Raison. Leibowitz s’inscrit en faux contre l’idée que Raison et Morale seraient liées. Il dit que bien que les hommes aient en commun la faculté de formuler des valeurs, les valeurs elles-mêmes peuvent différer entre cultures de manière irréductible parce qu’irrationnelles. Cette conception est pessimiste, parce qu’il faut en conclure que les guerres sont l’expression non pas d’intérêts divergents, mais de valeurs mutuellement exclusives. Ce qui renforce cette idée c’est que les guerres, comme les valeurs, sont le propre de l’homme.

La question de fond consiste donc à se demander de quoi relève ce penchant à s’imposer à soi-même des valeurs alors qu’elles ne sont en rien indispensables à la vie, et lui sont même souvent antinomiques.

La réponse à cela est probablement une question.

Yeshayahou Leibowitz ou l’extrémisme de la raison

Yeshayahou Leibowitz, scientifique et philosophe israélien mort en 1994,  racontait  de manière enjouée que quand il lui arrivait d’avoir des échanges avec des chrétiens éclairés, certains admettaient qu’il n’était pas établi que Jésus ait jamais existé, mais que ce qui était en revanche sûr, c’était que les juifs l’avaient crucifié.

Il pensait qu’après que le criminel de guerre Eichmann eut été capturé par les israéliens, il aurait fallu lui procurer le meilleur avocat possible pour démontrer que son client n’était ni coupable ni responsable de quoi que ce soit parce que celui-ci n’avait fait qu’obéir à des ordres. Qu’Eichmann avait certes été un rouage du nazisme,  mais que  celui-ci, comme les autres formes d’antisémitisme, n’était que le produit de deux mille ans de christianisme, dont l’essence était de liquider le judaïsme. Il pensait donc que le nazisme n’avait fait que reprendre à son compte un dessein d’inspiration chrétienne.

Leibowitz était un sioniste fervent parce qu’il pensait que le monde chrétien avait failli vis-à-vis des juifs. Il estimait que ceux-ci étant un peuple à part entière, ils avaient droit à l’autodétermination et « en avaient assez d’être gouvernés par les goys », comme il aimait à dire. Le sionisme avait donc été pour lui la réponse adéquate à cette anomalie, et malgré les critiques virulentes qu’il adressait parfois au monde politique israélien il était convaincu qu’Israël avait accompli toutes les promesses du sionisme en créant un Etat.

Cependant, tout en étant juif de stricte observance, Leibowitz ne considérait pas le judaïsme comme une vérité universelle. Il partait du point de vue que toute valeur humaine était tautologique, c’est-à-dire qu’elle reposait sur un raisonnement en circuit fermé. Il appliquait cela au judaïsme en disant que la Thora avait été écrite par les juifs, et qu’ensuite les juifs l’avaient déclarée sacrée, et la boucle était bouclée. Il n’y avait donc pour Leibowitz ni miracle ni Révélation externe, mais un mode vie qu’il n’était pas question d’imposer à qui que ce soit. C’est ainsi qu’il disait que pratiquer le judaïsme ne reposait sur rien d’autre que sur la décision de pratiquer le judaïsme.

Il pensait d’une manière générale que toutes les valeurs humaines étaient arbitraires. A la question de savoir pourquoi lui-même avait choisi de se soumettre aux 613 commandements de la Thora il répondait que c’est une démarche comparable à celle consistant à se consacrer à la Science,  à l’Art, à la famille, à la Patrie,  aux nécessiteux, aux malades, à l’écologie, etc.  Quand on lui objectait qu’il était possible d’argumenter en faveur de ces choix-là, il répondait qu’il n’en était rien, parce qu’à tout argument on pouvait toujours opposer un « pourquoi », ce qui finissait par déboucher sur une impasse de la Raison. Par exemple, disait-il à propos de l’humanisme, y a-t-il une raison objective de considérer l’homme comme valeur suprême ? Personne, d’après lui, n’était en mesure d’apporter de réponse rationnelle à cette question.

Leibowitz était radical sur le point de la séparation entre la religion et l’Etat.  Il y avait là un paradoxe, parce qu’on aurait tendance à penser qu’en tant que juif pratiquant  il aurait aimé que la religion eût son mot à dire dans les affaires de la Cité. Mais il pensait qu’Israël ne pourrait être gouverné par la Loi juive que si tous ses citoyens seraient de stricte observance, et que de toutes manières cette utopie exigerait une révision en fonction de la modernité, en particulier en ce qui concernerait le statut de la femme. Par ailleurs, même dans l’hypothèse où tous les juifs seraient pratiquants en Israël, les non-juifs n’auraient aucune raison de s’imposer ce mode de vie. Il estimait en conclusion que l’Etat d’Israël, juif et démocratique, devait aussi être laïque afin d’aménager un espace acceptable pour la religion, qu’elle soit juive ou autre.

Leibowitz excellait dans de nombreux domaines,  mais tout ce qu’il abordait passait au crible de son redoutable intellect, ce qui pouvait parfois être dérangeant.

On peut dire que Leibowitz était en quelque sorte un extrémiste de la raison.

Comment croire en Dieu après la Shoah

Beaucoup de juifs ont cessé de croire en Dieu après la Shoah, cependant que d’autres ont fait le chemin inverse. Mais Yeshayahou Leibowitz, philosophe, scientifique, juif orthodoxe, adepte et exégète de Maïmonide, pense que ceux qui quittent comme ceux qui adhérent à la religion sur base d’évènements terrestres ne saisissent pas l’essence du judaïsme, et se trompent probablement de religion.

En transposant Maïmonide en termes modernes, on peut dire que le monde est contingent, qu’il aurait pu ne pas être, ou être différent, ou sans hommes, ou sans vie, ou sans matière, ou encore sans rayonnement. Dieu en revanche est immuable, mais c’est parce qu’il ne fait pas partie du monde, n’étant ni éternel ni mortel puisqu’il se situe en dehors du temps.

Beaucoup de  juifs croient avec ferveur à un Dieu anthropomorphique qui récompenserait les justes et punirait les méchants. Il y a là un paradoxe parce que bien que Maïmonide constitue la référence majeure du judaïsme, beaucoup de croyants ne sont pas vraiment imprégnés de sa théologie.

Le philosophe Hans Jonas a écrit un opuscule intitulé « Le Concept de Dieu après Auschwitz », où il exprimait le besoin de repenser Dieu après la Shoah. Il y explique que face au mal absolu que représente Auschwitz, il y a lieu de réévaluer  le rapport à Dieu parce que la réalité des camps d’extermination nazis s’accommode mal d’un Dieu attentif à ce qui se déroule dans le monde.

Hans Jonas constate qu’il n’y eut pas d’intervention divine lors de la Shoah, mais l’attribue à la Contraction (Tsimtsoum, dans le langage  de la Kabbale) de Dieu et non pas à son absence dans l’absolu. Confronté à cette Contraction, le monde fonctionnerait donc selon des lois de la Nature uniquement. C’est d’une certaine manière la conception de Spinoza, tout comme celle de Lucrèce bien avant lui. Sauf que Spinoza ne voit là rien de temporaire et y trouve la base de sa dénonciation du monothéisme.

Le judaïsme de Hans Jonas n’est pas conforme à Maïmonide, et lui est même contraire, bien qu’il soit cité à plusieurs reprises dans son ouvrage. Hans Jonas avance que le concept traditionnel de Dieu veut qu’il soit le Seigneur de l’Histoire, et quil porte le souci de ses créatures, ce qui d’après lui relèverait des principes de la foi juive. Il propose donc de réfléchir à l’idée de Dieu qu’il convient de se faire après la Shoah, ou il s’avère qu’il n’a mis en œuvre ni sa bonté ni porté le souci de ses créatures. Mais c’est antithétique de la pensée de Maïmonide, qui pense que Dieu ne s’est jamais manifesté nulle part depuis que le monde est monde. Ce géant de la pensée du 12eme siècle n’a donc pas attendu la Shoah pour dire que Dieu n’intervenait ni dans l’Histoire ni dans la Nature. La Kabbale à laquelle se réfère Hans Jonas est aux antipodes de la pensée de Maïmonide. Du point de vue de Leibowitz c’est une forme d’idolâtrie, c’est-à-dire une pratique contre laquelle, justement, le judaïsme a été conçu dès le départ.

Mais si comme le dit Maïmonide, Dieu ne fait pas partie du monde, si on ne peut pas parler de lui, ni lui parler, s’il n’influe en rien sur la Nature ni sur l’Histoire, on peut se demander à quoi cela peut-il bien servir de le servir. Et quand bien même cela servirait-il à quelque chose, par quel moyen peut-on déterminer si les Commandements tels que prescrits par le judaïsme correspondent bien au service de Dieu.

La réponse juive à cette question est que certains hommes arrivent à prendre de la distance par rapport à eux-mêmes à un degré tel, que tout ce qu’ils expriment relève de la vérité absolue, c’est-à-dire de ce qui ne dépend pas des sens mais de l’intellect. Ces hommes exceptionnels sont ceux que l’on appelle improprement les « prophètes », qui ne sont pas des diseurs d’oracle au sens grec du terme, mais qui ont une perception tellement aiguë de la réalité  qu’ils arrivent à anticiper ce qui est susceptible d’arriver.

Ce sont ces prophètes qui ont tracé le long chemin de la tradition juive. Le premier et le plus grand d’entre eux fut Moïse, supposé avoir écrit la Thora. Maimonide explique que Dieu ne s’est jamais réellement adressé à lui, pas plus qu’aux autres prophètes, et que tout ce qui pourrait suggérer une telle communication doit être compris au sens métaphorique. Il en fait dans son ouvrage-clé « Le Guide des Egarés » une exégèse complexe, robuste, méthodique et cohérente, où il intègre la linguistique de manière itérative et approfondie afin de démontrer la nature poétique, allégorique et didactique du Récit Biblique.

L’homme ne doit donc  jamais s’attendre à des phénomènes qui défieraient les lois de la Nature. Cette manière de voir les choses n’est ni simple ni facile à accepter pour le croyant sincère, mais au moins a-t-elle le mérite de rendre le silence de Dieu plausible. C’est en tout cas le message de Maïmonide, et l’explication du silence de Dieu de tous temps.

Vu sous cet angle, il n’y a ni plus ni moins de raisons de croire en Dieu après la Shoah.

 

Des philosophes et des hommes

Les penseurs ont pour objectif de rechercher la vérité, or la première condition que tout philosophe doit remplir pour être digne de cette qualification, c’est de vivre conformément à cette recherche. Ce qui est admirable chez les véritables penseurs, c’est la profondeur et l’authenticité de leur quête, qui ne leur laisse au fond pas d’autre choix que d’être cohérents avec eux-mêmes.

Mais aucun philosophe, pas plus que quiconque, ne trouve la vérité. Tout au plus trouve-t-il une vérité, ou une part de vérité ou encore une certaine vérité, mais jamais une vérité certaine. Cela provient de ce que chaque homme détermine sa vérité en découvrant le monde sous un angle qui par définition est unique de par la combinaison du contexte dans lequel il naît d’une part, et de son hérédité d’autre part.

La quête de la vérité n’est donc pas une spécialité universitaire mais au contraire une aspiration fondamentale de l’être humain. Ce qui relève de l’érudition, en revanche, ce sont les outils intellectuels, dont la philosophie, qui nous assistent pour mettre des mots sur une vérité, qu’elle soit vraie ou pas.

La vérité de l’homme inculte, aussi rudimentaire soit-elle dans son expression, n’est pas moins valide que celle qui est verbalisée par le philosophe. Là où celui-ci est indispensable, c’est quand il nous aide à formuler de façon systématique ce que nous pensons à priori de manière confuse. Le choix est large : on peut trouver des penseurs compétents et doués, voire géniaux, qui défendent, argumentent et systématisent tout ce que l’homme peut inventer de meilleur et de pire.

Un philosophe, tout comme n’importe lequel d’entre nous, peut penser une chose, et penser plus tard quelque chose d’autre, ou encore son contraire. Un même penseur peut penser juste dans un domaine et se tromper dans un autre domaine. Il peut aussi penser de manière aberrante mais tellement bien structurée qu’il faut faire des efforts pour s’en apercevoir.

Ce qui est remarquable dans la méthodologie de Maïmonide, considéré par beaucoup comme le plus grand des penseurs du judaïsme, c’est que quand il s’attaque à un concept il ne le lâche pas jusqu’à ce qu’il en ait épuisé toutes les ramifications en allant jusqu’au bout de ce qui est humainement possible. C’est vertigineux et irrésistible, même quand on est en désaccord. Cependant, si le cheminement qui va d’Aristote à Maïmonide à Spinoza à Leibowitz est prodigieusement intéressant, il ne doit pas forcement nous mener là où eux-mêmes se situent.

Un penseur n’est pas censé nous communiquer ce qu’il pense, mais ce qu’il sait. Penser on le fait par soi-même, sans quoi on n’est pas un homme. Il faut savoir qu’il y a chez les philosophes autant d’ignominie ou de qualités que chez n’importe qui. Il serait absurde et dangereux de croire qu’ils sont plus sages ou plus vertueux du seul fait de leur savoir.

En d’autres mots les philosophes ne sont pas là pour penser à notre place, mais bien pour nous aider à faire connaissance avec notre propre pensée.

La planète ou la vie

Il y a une certaine hypocrisie à vouloir à la fois le progrès et la préservation de l’environnement. L’Homme a commencé par brûler du bois pour produire de l’énergie, ensuite du charbon, ensuite des hydrocarbures. Maintenant il en est au nucléaire, parce qu’il a compris que les autres ressources étaient limitées.

Le piège du progrès humain c’est qu’en plus de ravager la planète, il libère des énergies qui ne peuvent déboucher sur des catastrophes. Toutes les initiatives écologiques, aussi louables soient-elles, ne font que retarder l’échéance ou déplacer le problème. Il y d’ailleurs quelque chose de comique à constater que l’environnementalisme a lui-même suscité une industrie, une de plus.

L’Humanisme comme doctrine universelle est le moteur idéologique de la modernité. Cela consiste à mettre l’homme au centre des préoccupations. Le problème c’est que dans une perspective humaniste, l’homme se construit contre la nature. Toutes les valeurs qui font notre civilisation l’en éloigne, ce qui accule l’humanisme dans une impasse. Si notre civilisation se renie elle retourne à la loi de la jungle, mais si elle s’assume elle se détruit par un effet mécanique. Il semble donc que le monde, j’entends notre humaine planète, va à sa perte. Il est difficile d’estimer combien de temps elle pourrait durer, mais l’homme étant ennemi de la nature, tout se passe comme si de mutation en mutation celle-ci avait trouvé le moyen de se ruiner en aboutissant à l’Homo Sapiens.

C’est peut-être cela le sens profond du mythe de l’Arbre de la Connaissance, présenté dans la Thora comme une calamité parce qu’incompatible avec le Jardin d’Éden, qui n’est, au fond, rien d’autre qu’une nature sans humanité.

Régis Debray ou le combat de trop

Régis Debray est un inlassable combattant pour la justice. Quand il était jeune il est parti en Bolivie faire la révolution aux côté de Che Guevara, qui pensait qu’en allumant des foyers révolutionnaires un peu partout dans le monde on finirait par venir à bout de l’hégémonie américaine. Cela n’a pas vraiment réussi, mais l’important était de participer.

Beaucoup de temps s’est écoulé depuis, mais le tenace, le vigilant, l’ardent Régis Debray demeure paré pour combattre l’injustice quel que soit l’endroit du monde où elle se manifeste. Ces temps-ci il a trouvé un adversaire à sa mesure, autrement puissant que le régime bolivien qu’il combattit naguère. Le danger contre lequel il nous met en garde dans son dernier ouvrage au moyen de sa belle plume rappelle par certains aspects celui que mentionne déjà une chronique vielle de 2500 ans, appelée « Esther »: « un peuple dispersé et à part parmi les peuples, ayant des lois différentes de celles de tous les peuples et n’observant point les lois du roi. Il n’est pas dans l’intérêt du roi de le laisser en repos ».

L’avantage du nouvel engagement de Régis Debray, c’est qu’il n’est nullement obligé de voyager pour combattre. L’adversaire est à sa porte, mais aussi aux portes de tous les hommes de mauvaise volonté. Comme rien de ce qui est humain ne saurait être étranger à Régis Debray, son combat vise à ramener dans le droit chemin ceux qu’il caractérise comme des « fanatiques ». Tâche ardue, parce que le magma qu’il pourfend est multiforme, multiculturel, multiethnique et caméléonesque. Certains de ces individus peuvent même être des amis. Mais une majorité de quinze millions de conjurés qui encerclent une minorité de sept milliards d’assiégés est une affaire trop sérieuse pour qu’un intellectuel du format de Régis Debray s’en détourne.

La horde en question se perpétue au moyen de la pensée, ce qui fait qu’au moindre génocide elle renaît de plus belle. A l’occasion elle fait fleurir le désert, et depuis des millénaires pérennise le livre le plus grandiose jamais écrit. Régis Debray pense qu’il faut réagir, d’autant plus que cette tribu s’est mise à riposter quand elle est attaquée, alors que traditionnellement elle subissait. Cette engeance sera difficile à défaire, parce qu’elle se dissimule maintenant dans un pays expressément si petit qu’on ne le trouve même pas sur la carte.

Régis Debray nous invite à faire entendre raison à ce peuple avant qu’il s’avère que Régis Debray se trompe sur toute la ligne, et qu’il n’y comprend rien, comme dit Claude Lanzmann, réalisateur de l’inoubliable « Shoah ».

La raison contre la violence

J’ai assisté à une conférence-débat où une psychologue engageait le public à s’exprimer au sujet de la violence. En conclusion elle a fait une synthèse entre les opinions des présents et son propre point de vue.

Elle a estimé que la violence étant propre à la nature humaine, il n’était pas question de l’éradiquer mais plutôt d’en limiter les effets au moyen de la raison. Elle posait également de manière implicite que la violence relevait du mal alors que la raison relevait du bien, sans quoi l’argument ne tiendrait pas. C’est ainsi qu’elle en arrivait à lier raison et morale en inférant que la première débouchait sur la deuxième.

Je pense pour ma part que l’appel à la raison contre la violence doit être dépouillé de toute connotation morale, parce que d’une part la raison est amorale et que d’autre part la morale n’est pas raisonnable. Il y a à mon avis là une confusion des genres : soit on fait appel à la raison pour démontrer l’intérêt du sujet (l’homme violent), soit on fait appel à la morale pour démontrer le bénéfice de l’objet (la victime). Penser que ces deux intérêts peuvent coïncider est à mon avis angélique.

Le monde nous apparaît comme étant régi par la loi du plus fort au sens darwinien du terme. La violence en est l’expression. C’est le mécanisme dont se sert toute création, inerte, végétale, animale ou humaine pour s’adjuger le plus de place possible. C’est donc le sujet qui dispose de la plus grande force qui l’emporte, non pas parce qu’il en a décidé ainsi, mais parce qu’ainsi va le monde.

Je pense néanmoins que la raison bien comprise peut venir à bout de la violence.

L’homme diffère de l’animal en ce que ce dernier n’est mu que par ses émotions, incapable comme il est de se projeter dans le temps. L’animal pratique donc la violence dans l’immédiateté – parfois à son détriment – et de manière irréfléchie. L’homme, en revanche, est capable de se projeter dans le temps et d’anticiper les effets de sa violence. Un homme qui bat sa femme doit apprendre que ses coups pourraient l’éloigner de lui ou la tuer. S’il ne le craint pas alors il faut lui faire apparaître qu’il risque de finir en prison. Si cela non plus ne le dissuade pas alors il n’y a rien d’autre à faire que d’essayer de l’empêcher de nuire.

La raison appliquée à la lutte contre la violence, c’est peut-être la recherche d’un équilibre dans les rapports de force.

La morale, c’est autre chose.

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